Est-il « normal » de payer des frais pour une coloscopie dans une clinique privée alors que le même traitement est gratuit à l’hôpital ? La pratique s’est développée au fil des années, tolérée par des gouvernements qui ont fermé les yeux. Elle sera dorénavant « normalisée » par le ministre Barrette qui refuse de prendre la facture. Il ouvre ainsi la porte à un système à deux vitesses, décrié de toutes parts.
Derrière des mots beiges et parfaitement vagues, que l’on dirait sciemment choisis pour provoquer bâillements et haussements d’épaules, se joue l’avenir du système de santé tel qu’on le connaît. Mais il est plus facile de voiler les enjeux avec des expressions creuses telles que « normalisation des frais accessoires » que de dire carrément : c’est la fin de la gratuité des soins de santé pour tous.
C’est pourtant exactement ce qui est en train de se passer, crie-t-on à tous les vents. « Une facturation directe aux usagers des frais accessoires aux services assurés compromet les principes d’universalité et d’accessibilité à la base du régime public, écrit la protectrice du citoyen dans un avis publié la semaine dernière. Cette façon de procéder risque de contribuer à l’émergence d’un système à deux vitesses : une voie rapide en clinique pour ceux qui ont les moyens de payer et une voie lente menant à l’hôpital pour les autres. »
Elle n’est pas la seule à être préoccupée. De nombreux groupes d’usagers, de syndicats, d’avocats et de médecins ont soutenu publiquement qu’il était « immoral » et « illégal » de faire payer les patients pour des services assurés.
Mais le ministre de la Santé, Gaétan Barrette, ne croit pas que la population va se lever pour si peu. « Le fait d’avoir une partie payante dans certaines circonstances en cabinet, c’est clairement quelque chose qui est accepté par la population au moment où on se parle, affirmait-il en entrevue au Devoir en juin dernier. Un moment donné, il faut arrêter d’être hypocrite collectivement et de se mettre la tête dans le sable. Ça existe, les gens s’en servent et la majorité des gens qui s’en servent est bien contente de ça. »
Puisque le gouvernement n’a pas d’argent, plaidait le ministre, et que les patients payent déjà sans trop ronchonner, pourquoi chercher midi à quatorze heures ? La solution facile consistait à « encadrer » les frais accessoires. Les patients payeront moins cher, affirmait-il, car il n’y aura plus d’abus.
Le problème, c’est que pour plusieurs, la facturation de ces frais est en soi un abus.
Double facturation
Les frais accessoires — ou surfacturation — sont une conséquence directe de l’évolution technologique dans le monde médical. Ainsi, pour effectuer une coloscopie ou un traitement pour les yeux, les appareils sont de plus en plus sophistiqués et, conséquemment, de plus en plus coûteux.
Dans les hôpitaux, ces appareils sont à la disposition du médecin, aux frais de l’État. Mais lorsque le médecin décide d’offrir ces traitements dans sa clinique, il doit payer lui-même son équipement. L’État rembourse aux médecins une partie des frais de cabinet, mais ce n’est pas assez pour certains d’entre eux.
Pour faire leurs frais — ou des profits, selon le cas —, certains médecins ont donc exploité une brèche dans la loi. Comme ils ont le droit, à titre exceptionnel, de charger pour des médicaments, des anesthésiants ou des pansements, ils ont augmenté de façon artificielle le prix de ces items sur la facture du patient. C’est ainsi que, par exemple, des patients ont dû payer des dizaines, voire des centaines de dollars pour des gouttes ophtalmologiques qui ne valent que quelques sous.
Des recours collectifs ont été intentés pour mettre un terme à cette double facturation, et le gouvernement s’est vu contraint par la loi de rembourser plusieurs millions de dollars aux patients. Le Collège des médecins est également intervenu à maintes reprises pour négocier, au nom de patients floués, un remboursement de la part des cliniques fautives. Car tout cela est illégal. Et c’est ce qui est sur le point de changer.
En voulant « encadrer » les frais accessoires, en déterminant un « juste prix » pour éviter les abus, le ministre Barrette vient légaliser ce qui était jusqu’alors toléré. Et c’est là le véritable scandale, crient les partis d’opposition, qui réclament une interdiction pure et simple.
Débat public
En conférence de presse cette semaine, le député péquiste, Jean-François Lisée, disait compter sur l’opinion publique pour faire reculer le ministre. « J’ai bon espoir que l’ampleur du tollé […] va faire en sorte que le gouvernement n’aura d’autre choix que de revenir à la raison », disait-il.
Mais force est de constater que le débat ne lève pas. Ce n’est pas le sujet qui enflamme les discussions autour de la machine à café. Personne ne manifeste devant le bureau du ministre. Même le gouvernement fédéral, appelé de toute urgence par l’avocat Jean-Pierre Ménard pour rappeler au gouvernement du Québec ses obligations en matière de gratuité des soins, fait la sourde oreille. Contrairement à ce que certains espéraient, la question des frais accessoires n’a pas réussi à s’imposer dans la campagne électorale fédérale.
Si le ministre avait voulu noyer le débat, il n’aurait pas procédé autrement, dénoncent plusieurs observateurs du milieu de la santé. En procédant par un amendement dans le projet de loi 20, sur lequel tous les groupes ont déjà été entendus, le ministre procède de façon « antidémocratique », note l’Association médicale du Québec (AMQ). On déplore qu’un changement aussi « fondamental » s’opère sans qu’il y ait de réel débat public.
Solutions
Si l’on ne s’entend ni sur la forme ni sur le fond, tout le monde reconnaît pourtant que le statu quo n’est plus possible. Pendant des années, les ministres ont fermé les yeux et les situations d’abus se sont multipliées.
L’été dernier, Gaétan Barrette a pris l’initiative de régler le problème. Il faut dire qu’il était bien au fait du dossier, puisqu’il faisait des réclamations dans ce sens depuis des années à titre de président de la Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ). « Les coloscopies, ça sauve des vies ! Ça devrait être payé par l’État », affirmait-il en décembre 2011.
Certes, le propos a changé depuis. Dans la foulée de l’austérité, le ministre de la Santé répète aujourd’hui que l’État n’a pas les moyens de payer pour cela. Le ministre parle de 50 millions, mais il n’a jamais présenté de document pour justifier ce montant.
Pourtant, plusieurs solutions ont été proposées au ministre. L’Association médicale du Québec recommande d’aller chercher l’argent en s’attaquant au problème du surdiagnostic. Les partis d’opposition à Québec proposent d’inclure ces frais dans la rémunération globale des médecins, qui a augmenté de façon substantielle ces dernières années.
Mais le ministre refuse de négocier. Pas le temps, plaide-t-il. En entrevue au Devoir en juin dernier, il était clair : « Ce n’est pas une affaire que je veux négocier, c’est une affaire que je veux établir, point à la ligne. »
Les oppositions à Québec craignent que le fait de légaliser les frais accessoires n’incite les médecins à délaisser l’hôpital pour aller pratiquer en cabinets, ce qui rallongerait encore les délais dans les hôpitaux.
Mais le contraire est tout aussi possible, pourrait-on dire. Si les médecins ne peuvent plus facturer au-delà du prix coûtant pour faire une coloscopie ou une vasectomie, c’est-à-dire s’ils ne peuvent plus faire de profits indus grâce à leur pratique en cabinet, peut-être songeront-ils à retourner traiter les patients à l’hôpital.
Le ministre affirmait cet été que les patients avaient accepté l’idée de payer pour obtenir des soins assurés. Aujourd’hui, ils sont plusieurs à rappeler que devant la maladie, devant les listes d’attente, les gens sont vulnérables. Alors oui, ils payent, mais c’est qu’ils n’ont pas le choix, rappelait récemment l’avocat Cory Verbauwhede, qui pilote le recours collectif sur les frais accessoires. « Le patient est pris en otage. »
SYSTÈME DE SANTÉ
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