Baisse du taux d'épargne - Viande à chien!

De la mentalité du bas de laine à l'idéologie du fonds de placement

17. Actualité archives 2007


Après les remontrances de Lucien Bouchard exigeant des Québécois de se «remettre au travail», c'était au tour d'un autre ancien premier ministre, il y a quelques semaines, d'adopter une attitude paternaliste en incitant le peuple à faire ses devoirs: ce n'est pas tout de travailler, il faut apprendre à économiser, fini les dépenses frivoles!
Évidemment, cette culture de l'épargne qu'il s'agit de restaurer ne vise pas le remplissage de bas de laine ou de comptes d'épargne. Non! Une coterie de représentants de l'industrie des fonds communs de placement s'est entourée d'un politicien et d'universitaires afin de nous exhorter à leur confier une plus grande part de nos salaires, question d'éviter un «cauchemar social». [...]
Selon les membres de la Coalition pour la protection des investisseurs, il y a un effondrement du taux d'épargne des Québécois qui met en péril notre avenir économique. Celui-ci serait dû à une certaine perte de confiance dans les véhicules d'«épargne financière» à la suite des scandales à la Norbourg et de l'effondrement très réel des rendements de certains placements financiers. Cependant, on insiste aussi sur l'absence d'une culture de l'épargne dans les ménages québécois. Examinons de plus près ces assertions.
Anatomie d'une «crise de l'épargne»
Le Québec n'est pas la seule société à subir la baisse du taux d'épargne: un ensemble de pays anglo-saxons (en particulier le Canada, les États-Unis et la Grande-Bretagne) connaissent le même sort.
N'y aurait-il pas une économie politique propre à l'ensemble de ces pays qui serait responsable de ce phénomène? En effet, la déréglementation financière, la précarisation des salariés, l'omniprésence du crédit à la consommation, l'approfondissement des inégalités sociales et des systèmes fiscaux d'incitation aux placements boursiers caractérisent toutes ces économies. Plutôt qu'à un effondrement de l'épargne, nous assistons au développement d'une économie de plus en plus centrée et dominée par la logique d'une sphère financière.
En fait, le taux d'épargne auquel réfèrent les membres de la coalition n'est pas une mesure des flux d'épargne effective des ménages québécois: ce n'est qu'une estimation statistique de l'écart entre leurs revenus et leurs dépenses.
Qu'en est-il de la part réelle du revenu des ménages qui afflue chaque année vers des comptes d'épargne, des régimes de retraite ou des fonds de placement?
Paradoxalement, les flux effectifs vers les différentes formes d'épargne financière ne se sont pas effondrés, loin de là! Par exemple, si nous calculons l'achat net d'unité de fonds communs de placement (données de l'Institut des fonds d'investissement du Canada, ou IFIC) comme proportion des salaires des Canadiens, nous constatons que ce pourcentage, depuis 1999, se situe en moyenne autour de 4 % (c'est-à-dire que l'achat net d'unités de fonds communs de placement représente 4 % des salaires et autres revenus de travail des Canadiens).
En 2005, cette proportion se situe à un peu plus de 3 %. En fait, les Canadiens épargnent et placent autant en 2005 qu'en 1992, moins qu'en 1996-97, où ce taux atteignait les 10 %, et plus qu'en 1990 ou en 2003, où ce taux se situait en deçà de 1 %.
Nous pourrions multiplier les calculs en tenant compte des autres formes d'épargne; nous verrions ainsi qu'outre les dépôts bancaires «classiques», il n'y a pas eu d'effondrement des pratiques de placement des ménages. De plus, la valeur des actifs financiers des différents fonds n'ont pas cessé de croître. En 1992, année du début de la présumée chute catastrophique de l'épargne, les actifs financiers détenus par les fonds communs de placement membres de l'IFIC représentaient 10 % du PIB canadien. En 2005, ces actifs atteignaient 46 % du PIB. L'actif s'est multiplié par huit, le nombre de fonds par trois et le nombre de comptes par neuf. Pas si mal pour une industrie qui dit avoir souffert d'une perte de confiance de la part des consommateurs-épargnants!
La nouveauté se situe du côté de la progression des dettes des ménages, exprimées en proportion du revenu disponible. Selon l'Institut de la statistique du Québec, le taux d'endettement à la consommation des ménages a doublé entre 1981 et 2005, passant de 15,7 à 32,4 %. Cette progression doit être attribuée à une relative stagnation des salaires réels et à une explosion du recours au crédit pour financer les dépenses courantes. À la crise culturelle de l'épargne, on pourrait alors opposer une économie politique de la financiarisation, qui repose sur une double logique financière.
D'un côté, il y a captation systématique d'une part grandissante des revenus des salariés sous la forme de placements; de l'autre côté, il y a captation systématique de revenus des ménages sous la forme d'un flux d'intérêts que ceux-ci doivent payer en contrepartie de leur endettement à la consommation. Les acteurs financiers se branchent des deux côtés du bilan des salariés afin d'y capter le maximum de revenus.
Cette économie repose donc sur la croissance en parallèle du placement et du crédit à la consommation: on place et on s'endette en même temps! D'ailleurs, nos institutions financières n'ont pas attendu que des universitaires pensent ce régime «financiarisé»: le Mouvement Desjardins, en offrant des prêts pour financer l'achat de REER, montre qu'il a compris cette logique financière depuis un certain temps!
Puissance économique inédite
Cette prédominance acquise par la logique financière soulève un éventail de questions fort différentes de celles liées à une crise de la culture de l'épargne. Sans nier la nécessité et l'urgence de revoir la gestion des fonds communs de placement, il faut élargir l'interrogation en mettant par exemple en question les fortes inégalités de richesse et de puissance que génère cette logique financière.
La capitalisation de l'épargne salariale dans les fonds de placement et les régimes de retraite constitue une accumulation inédite de puissance économique. Au Canada, en 2005, dix sociétés de gestion de fonds contrôlaient près de 50 % des actifs de régimes de retraite. À qui ces organisations sont-elles redevables? Au nom de quoi doivent-elles exercer leur puissance?
Nous pourrions continuer à exposer les problèmes et les contradictions que génère notre économie centrée sur la finance. Mais l'important est d'avoir montré que ceux-ci ne relèvent pas d'une simple question de valeurs ou de culture de l'épargne.
Nous ne croyons pas que c'est en confiant une part plus considérable de nos revenus à ces vastes organisations privées de placement que nous pourrons résoudre les véritables problèmes de solidarité intergénérationnelle.
Aucune génération n'a vécu uniquement des richesses qu'elle a créées et accumulées. La question des retraites, par-delà les stratégies individuelles qu'on peut adopter pour faire face à ses vieux jours, est une question politique somme toute assez simple: quel niveau et quelles conditions de vie voulons-nous donner à nos vieux? Cette question ne relève pas d'une éthique strictement individuelle; elle concerne la société dans son entièreté. C'est un leurre de penser qu'une accumulation de droits abstraits sur la richesse sociale pourra se traduire en une solidarité active et réelle. L'idéologie des fonds de placement, par son individualisme, dépolitise ces nouvelles dimensions de la question sociale.
Éric Pineault, Professeur au département de sociologie de l'Université du Québec à Montréal, directeur de recherche à la Chaire de recherche du Canada sur la mondialisation, la citoyenneté et la démocratie ainsi que membre du Collectif d'analyse de la financiarisation du capitalisme avancé (CAFCA)

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Éric Pineault, Professeur au département de sociologie de l'Université du Québec à Montréal, directeur de recherche à la Chaire de recherche du Canada sur la mondialisation, la citoyenneté et la démocratie ainsi que membre du Collectif d'analyse de la financiarisation du capitalisme avancé (CAFCA)





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