Après la guerre de 1812, la construction du Canal Erié va modifier les rapports de force entre les États-Unis, l'Amérique britannique du Nord, et le Québec

Le rapport à l'histoire

Après la guerre de 1812, la construction du Canal Erié va modifier les rapports de force entre les États-Unis, l'Amérique britannique du Nord, et le Québec. Le 16 juillet 1838, dans le Niagara, se produit un événement aux conséquences inattendues entre Américains et Anglais. Pendant que la guerre civile fait rage au Québec, un événement géopolitique dont les profanes n’ont pas saisi l’importance se produit à Buffalo, dans l’État de New York. Depuis plusieurs semaines, Lord Durham et le général Colborne ont entrepris de détacher d’importants éléments de leurs effectifs militaires engagés au Québec contre les Patriotes. Ces unités ont été dépêchées dans le Niagara en face de Buffalo, principale tête de pont de l’État de New York vers les grands Lacs et déployées en face des Américains, afin de leur signifier de ne pas traverser la rivière Niagara et déborder en force dans les basses terres des grands Lacs, deuxième région la plus œkoumène de l’Amérique Britannique du Nord, après les basses terres du Saint Laurent. En stratégie d’État, stratégie commerciale et stratégie de guerre, les principes sont les mêmes : saisissez la région la plus œkoumène, soit la plus basse, la plus plate, aux sols les plus arables et avec les meilleures communications et le reste vous tombera dans les mains par le fait même. En Amérique britannique du nord, il n’y a alors que deux régions œkoumènes : les basses terres du Saint-Laurent et les basses terres des Grands Lacs. La prise de ces deux régions fait tomber tout le reste. Que les Américains gagnent les batailles de Châteauguay et de Lundy’s Lane et c’en est fini pour les Britanniques qui perdraient alors toute l’Amérique britannique du Nord (alias Canada). En 1815, les Américains ont perdu sur les deux fronts. En 1838, en pleine guerre civile au Québec, comment se fait-il que les Britanniques déplacent de gros effectifs militaires face à Buffalo et abandonnent presque complètement le front du lac Champlain qui avait abouti à la bataille de Châteauguay? La réponse se trouve dans la dépêche No 420, rédigée par Lord Durham et expédiée à Lord Gleneg, Secrétaire aux Colonies, le 16 juillet 1838. Son contenu est simple. La veille, en bon diplomate qui cherche à éviter la guerre, Durham est allé rendre visite au gouverneur américain de Buffalo, qui l’avait invité à dîner. Entre gentlemen, on va d’abord se saluer avant de se tirer dans la face. Une fois arrivé à Buffalo, Durham en a profité pour déployer toutes ses manifestations de la plus solide amitié entre l’Angleterre et les États-Unis, y compris des toasts au Président des États-Unis et au Gouverneur. Non mais, on est diplomate ou on le l’est pas… Le lendemain, revenu dans ses quartiers, à Niagara, Durham s’est empressé de rédiger et d’expédier sa dépêche No 420, dont l’importance stratégique est primordiale pour nous au Québec, autant que pour les Anglais, comme nous verrons plus loin. Dans cette fameuse dépêche, Durham raconte les détails de sa visité de la veille. Il observe que Buffalo n’est plus un poste de traite d’une colonie mais une ville systématiquement organisée, arpentée et confiée à des législateurs. PUIS IL AJOUTE : TOUT CELA À CAUSE DU CANAL ÉRIÉ OUVERT 13 ANS AUPARAVANT. Après la guerre de 1812, les Newyorkais, s’inspirant des canaux à chalands du Brabant belge et hollandais, avaient construit ce canal, qui reliait l’Hudson aux grands Lacs par la vallée de la Mohawk. Effectivement, le canal Érié était destiné à faire la fortune de New York. Auparavant, les Américains avaient tenté de court-circuiter le Saint-Laurent par Montréal, mais il était désormais évident que relier New York et Buffalo par le canal Érié s’avérait autrement plus avantageux. Le chemin de fer qui suivra fera le reste et New York deviendra une des plus grandes métropoles du monde. Ce canal, John Robertson, fondateur de la Banque de Montréal, en connaissait l’existence, puisqu’il avait séjourné à Albany. C’est lui qui entreprit de déployer tous les efforts imaginables pour construire le canal Lachine, qui allait faire le pendant du canal Érié dans le Saint Laurent. Il avait commencé dès 1817 avec la fondation de la Banque de Montréal, afin de mobiliser les capitaux nécessaires. Mais les conditions géographiques du Saint-Laurent à partir de Montréal sont loin d’être aussi avantageuses que par la vallée de la Mohawk, géographie et climat compris, sans oublier que pour les Américains, il n’y aurait plus de conflit territorial en passant par la vallée de la Mohawk. Sauf que le canal Lachine n’offrait aucun avantage similaire. Il traversait une région très accidentée et fermait huit mois par année. Les impératifs de la géographie sont la base de la géopolitique. Durham connaissait la géopolitique. Il savait qu’un État débute par une organisation systématique et mathématique d’un territoire valable. Buffalo n’est plus un comptoir colonial : c’est une puissance potentielle, tant pour New York que les États-Unis de l’époque. Que cette puissance se déploie militairement contre les basses terres des grands Lacs et c’en est fini de la présence britannique dans la région. Quant aux basses terres du Saint-Laurent dans le Québec, elles pouvaient servir de dernière redoute comme ce fut le cas pendant la guerre d’indépendance américaine. Le Québec est défendable, sauf que cette fois, les Anglais se voient obligés de déplacer non seulement leurs effectifs militaires mais également leurs effectifs civils dans le Québec afin de tenir ce qui allait devenir l’Ontario méridional. Et le temps presse. Les effectifs militaires, qui ont abandonné le Québec pour se déployer en force dans le Niagara, ne sont pas suffisants. IL en faudra bien davantage. De plus, la région est trop peu peuplée pour dissuader les Américains d’entreprendre une nouvelle attaque contre l’Amérique Britannique du Nord. Il fallait absolument augmenter substantiellement les effectifs militaires et civils, qui ne pouvaient venir que d’Angleterre, importer un million de nouveaux colons si possible Sauf que l’Angleterre de l’époque n’avait pas les moyens d’expédier des effectifs militaires et civils en Amérique Britannique du Nord, colonie jugée trop peu habitable par ses immenses obstacles rocheux et son climat impossible. Les colons qui émigraient vers l’Amérique préféraient se rendre aux États-Unis et recevoir une terre avec un titre sûr de même que la possibilité d’obtenir deux et trois récoltes par année avec un minimum d’efforts et de dépenses de moyens. Les Anglais ont alors compté sur le chemin de fer Transcolonial et les Loyalistes du Québec et des Maritimes pour aménager l’Ontario méridional et construire des effectifs militaires suffisants pour dissuader les Américains de venir occuper la région. C’est dans cette perspective que le pont Victoria a été ouvert en 1860. Pour les inciter à quitter le Québec, les Loyalistes ont reçu d’exceptionnels avantages, dont une terre gratuite, des constructions, des semences, de l’équipement aratoire et deux années de nourriture gratuite. Le vaste mouvement migratoire des Loyalistes débuta peu après l’ouverture du pont Victoria et se prolongea après l’ouverture de la Voie Maritime du Saint Laurent un siècle plus tard. À partir de 1873, réalisant que les Loyalistes quittaient l’Estrie en masse pour aller s’installer en Ontario méridional, Mgr Louis Zéphirin Moreau, quatrième évêque de Saint Hyacinthe, prit l’initiative d’ouvrir une caisse populaire dans le sous-bassement de la Cathédrale, afin de fournir aux Québécois les fonds nécessaires pour l’achat des terres, domaines et entreprises des Loyalistes qui quittaient le Québec. Les propriétés furent payées au gros prix de sorte que ces Loyalistes, en plus de leurs bénéfices, apportaient de l’argent comptant résultant des ventes de leurs propriétés au Québec, En 1960, il semble que plus de 98% des propriétés des Loyalistes avaient été achetées par des Québécois. Ce fut une conquête territoriale sans arme ni armées, qui marqua les débuts de la nation québécoise et les débuts de l’aménagement d’un État National. Peu après son élection historique de 1960, Jean Lesage pouvait parler de l’État du Québec. Tout ce revirement territorial en notre faveur au Québec avait commencé lorsque les Anglais virent qu’ils devaient tenir le Niagara en force. Quant au nord de l’État de New York, il fut presque complètement abandonné après la construction du canal Érié, la population et ses entreprises ayant largement déménagé vers Buffalo. Nous n’aurons plus de bataille de Châteauguay. Depuis ce temps, Américains et Anglais se sont lancés vers la conquête de l’Ouest et de nouveaux pouvoirs ont surgi dans toute l’Amérique du nord. On pourrait en écrire bien davantage sur ce sujet fascinant qui occupe une position centrale dans notre histoire. Non seulement nous avons survécu en grande partie à cause de ces événements : nous avons aménagé le Québec qui est devenu notre fief. Entre temps, les Loyalistes sont déménagés vers l’Ontario méridional et les Newyorkais ont concentré leur économie le long de l’axe Hudson-Mohawk-Buffalo et grands Lacs. Cette stratégie, éminemment favorable pour nous, se poursuit encore. JRMS


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René Marcel Sauvé217 articles

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J. René Marcel Sauvé, géographe spécialisé en géopolitique et en polémologie, a fait ses études de base à l’institut de géographie de l’Université de Montréal. En même temps, il entreprit dans l’armée canadienne une carrière de 28 ans qui le conduisit en Europe, en Afrique occidentale et au Moyen-Orient. Poursuivant études et carrière, il s’inscrivit au département d’histoire de l’Université de Londres et fit des études au Collège Métropolitain de Saint-Albans. Il fréquenta aussi l’Université de Vienne et le Geschwitzer Scholl Institut Für Politische Wissenschaft à Munich. Il est l'auteur de [{Géopolitique et avenir du Québec et Québec, carrefour des empires}->http://www.quebeclibre.net/spip.php?article248].





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3 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    2 juillet 2013


    Merci Madame Ferretti et monsieur Nantel. C'est à partir de la stratégie reelle et naturelle que se construit la stratégie d'État. Les impératifs de la géographie sont à la base de la géopolitique. ILs sont déterminants : ils ne sont pas déterministes.
    Ces événements ont confirmé la position du Québec comme État périphérique, tel qu'expliqué dans Géopolitique et avenir du Québec, (Guérin 1994). Il existe plusieurs analogies entre notre histoire et celle du Danemark, de la Hollande, la Norvège, la Suède et le Portugal et plus récement de la Finlande que je vais étudier sur place cet automne.
    Salutations cordiales.
    JRMS

  • Jean-Jacques Nantel Répondre

    1 juillet 2013

    Excellent résumé géopolitique d'une période absolument cruciale de notre histoire.
    Jean-Jacques Nantel

  • Archives de Vigile Répondre

    1 juillet 2013

    Texte fort instructif, monsieur Sauvé.
    Merci.
    Andrée Ferretti