« Ils rempliront les lits d’hôpitaux, il n’y en aura plus un seul pour les autres et nous mourrons tous ! » La romancière israélienne Naomi Ragen, qui vit à Jérusalem, exprime la colère de milliers d’Israéliens devant la situation créée en pleine épidémie par les « haredim », les ultra-orthodoxes. Refusant les consignes de confinement, persistant à fréquenter leurs synagogues, ils sont désormais frappés de plein fouet par le coronavirus et représentent la moitié des cas hospitalisés en Israël.
Naomi Ragen, née aux Etats-Unis, vient elle-même d’un milieu très religieux. Elle l’a quitté et dénonce depuis plus de vingt ans les aberrations de l’obscurantisme dans des romans très populaires, comme « Sotah » (la femme adultère), traduit en français aux éditions Yodéa. Naomi a été aussi l’une des premières à combattre la tyrannie des machos religieux qui ordonnent aux femmes de s’entasser à l’arrière des bus. Aujourd’hui, elle voit se vérifier toutes ses peurs. « Les gens sont furieux et stressés, explique–t-elle, Certes, voici quelques jours, un rabbin très écouté a déclaré que tout individu qui se hasardait dehors était un assassin. Cela a eu un certain effet mais des haredim ont continué à aller à la synagogue, aux mariages et aux enterrements. Leur unanimisme commence pourtant à se fissurer. Le ministre de la Santé, Yaakov Litzman, est un orthodoxe mais il veut tout de même boucler complètement Bnéi Brak. Il est temps ! »
Bnei Brak, banlieue de Tel-Aviv, est l’un des bastions des craignant-Dieu. 34 % des résidents qui se sont fait tester ont contracté le virus. La ville compte 508 cas déclarés mais 1.800 personnes seulement ont accepté l’isolement. En comparaison, Tel-Aviv la laïque compte 261 cas et 15.500 personnes à l’isolement ! A Bnei Brak, constate le reporter du quotidien Haaretz, la directive demandant de ne pas se rendre dans les synagogues est placardée sur les murs : seulement, une autre affiche, en yiddish celle-là, invite les fidèles à venir y étudier et prier ! Pour de nombreuses sectes, dont certaines se proclament anti-sionistes, la langue d’usage reste en effet le yiddish, l’hébreu devant demeurer langue sacrée.
La situation constitue un casse-tête tragique pour les services sanitaires. Sur quelle communication tabler alors que les étudiants des écoles religieuses n’ont pas de smartphone, ne se connectent pas à Internet et ne regardent pas la télévision ? Les seuls vecteurs d’information sont l’affichage, les haut-parleurs aux carrefours et les lettres des rabbins. Le ministre de la Santé, qui voulait ménager ses amis les bigots, semble avoir pris conscience du danger un peu tard et de nombreuses voix appellent à sa démission.
L’épidémie ravive ainsi le conflit entre laïques et religieux qui déchire la société. Le plus grave pour l’unité du pays. Ce divorce a empêché la formation d’un gouvernement et provoqué trois scrutins législatifs en moins d’un an avant que le virus ne pousse voici quelques jours les partis ennemis à conclure un pacte d’urgence nationale. « Les gens ne peuvent pas vivre ensemble, cela se voit aujourd’hui avec une clarté tragique, les haredim manifestent la même indifférence au sort collectif que lorsqu’ils refusent de faire leur service militaire. Maintenant, eux-mêmes sont frappés en raison de leur obscurantisme ! » résume Yaron, un ingénieur tel-avivien de 54 ans.Même révolte douloureuse chez l’écrivain Yishai Sarid, auteur notamment du « Troisième temple » (éditions Actes sud), un conte fantastique où il imagine la prise de pouvoir de l’Etat hébreu par les fanatiques. « Je n’ai rien contre cette communauté qui se trouve dans une situation alarmante mais c’est le fruit mortel de l’ignorance, de l’autorité désastreuse de ses rabbins, du refus des décisions de l’Etat, accuse Sarid, Je respecte les convictions religieuses et je ne les confonds pas avec la bêtise et l’irresponsabilité... »
Dans une intervention télévisée, Benyamin Netanyahou, a interdit tout regroupement de plus de deux personnes. « Les minorités qui ne respectent pas ces restrictions se mettent en danger et mettent en danger les autres ! » a martelé le Premier ministre, lui-même testé négatif mais à l’isolement en raison d’une contamination de sa conseillère. Deux partis ultra-orthodoxes, le Shas (Gardiens séfarades de la Torah) et « Unité de la Torah » (ashkénaze), sont pourtant les meilleurs alliés de Netanyahou. Ils lui imposent leurs conditions depuis des années : crédits illimités aux écoles religieuses et silence sur les dérives fanatiques. La tragédie du coronavirus va-t-elle pulvériser ces liaisons dangereuses ?