45 millions pour des masques qui n’existent pas

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Un bandit a essayé de frauder le gouvernement naïf


Cinq millions de précieux masques N95 en pleine pénurie mondiale ? Québec a reçu ce mois-ci une offre peut-être trop belle pour être vraie d’un homme d’affaires québécois. Malgré les doutes soulevés par les banques et les appels à la prudence d’Interpol, le gouvernement a versé 45 millions de dollars à une société décrite par un juge comme une « coquille vide » créée pour tenter de faire « un coup d’argent ».


Un jugement de la Cour supérieure et des documents judiciaires lèvent le voile sur cette incroyable tentative de fraude alléguée qui soulève des questions sur les procédures d’achat d’équipements médicaux, alors que Québec a dépensé plus de 1,6 milliard de dollars à cet effet depuis le 9 mars dernier.


Le Québécois Patrick Ledoux aurait bien failli réussir à transférer des millions de dollars en fonds publics à de mystérieuses entreprises chinoises, il y a deux semaines, grâce à de « fausses représentations » et à des « documents frauduleux », selon des déclarations sous serment d’un responsable du CHU de Québec et d’un employé de Desjardins déposées dans une requête pour saisir en urgence les 45 millions.


Le Saint Graal


Début avril. Les pays se vouent une lutte sans merci pour mettre la main sur les masques N95. C’est une « guerre dure », dit François Legault. Patrick Ledoux, président d’une société d’investissements enregistrée sous un nouveau nom quelques jours plus tôt, prétend alors détenir le Saint Graal : une entente avec le fabricant américain 3M pour acquérir 5 millions de masques N95, allègue le CHU de Québec. Des masques dont le Québec a « urgemment besoin ».


 

Le CHU de Québec–Université Laval, mandaté en mars par Québec pour faire l’achat d’une grande quantité d’équipement médical, signe une commande le 7 avril et vire la rondelette somme de 45 415 125 $ à la société Matériel Médical L.A., sans faire d’appel d’offres. Le décret d’urgence sanitaire permet en effet à la ministre de la Santé de conclure « sans délai et sans formalité » les contrats jugés « nécessaires » pour acquérir des équipements médicaux.


La transaction est toutefois annulée dès le lendemain, car le compte bancaire de Matériel Médical est toujours sous Investissement L.A., un autre nom de la société, soutient le CHU dans une requête. Le transfert a finalement lieu sous le bon nom.


La société de Patrick Ledoux aurait alors tenté de transférer 34 millions US à la firme Knightsbridge Foreign Exchange, un intermédiaire financier.


La demande soulève un tel « questionnement » que la Banque TD fait appel à ses enquêteurs internes, toujours selon le CHU de Québec. Ceux-ci avisent alors Desjardins et le CHU de Québec. Une enquête est lancée.


Une semaine plus tard, l’organisme responsable de l’acquisition des équipements médicaux, SigmaSanté, aurait avisé le CHU de Québec d’annuler la commande en raison des doutes soulevés par les deux institutions bancaires. Or, le CHU maintient avoir poursuivi la transaction compte tenu des « besoins urgents » en équipements médicaux et des pressions de Patrick Ledoux « qui semblent démontrer la légitimité de la transaction ».


Le même jour, des experts en sécurité de Desjardins et de la TD transmettent au CHU de Québec et à SigmaSanté des documents d’Interpol et du FBI portant sur les fraudes impliquant l’achat de masques N95 de l’entreprise 3M, indique la requête. Les corps policiers y invitent les organismes à faire preuve de prudence dans leurs achats de masques.


Drapeau rouge


Deux tentatives de transaction auraient levé un drapeau rouge à la TD, le 17 avril, lorsque Matériel Médical aurait tenté de transférer 4,26 millions US à Wuhan Hongjin Tianhui Culture Tech en Chine et 7,74 millions à Valueup International Ltd à Hong Kong. Ces entités n’avaient pourtant aucun lien connu avec la transaction, allègue le CHU de Québec.


Ces transferts étaient « légitimes et justifiés », se défend la société québécoise. Les 7,7 millions à l’entreprise hongkongaise représentaient une forme de « commission », pour agir comme intermédiaire, alors que le transfert à l’entreprise chinoise représentait un dépôt lié à la convention d’achat de masques, a fait valoir en cour la société de M. Ledoux.


Trois jours plus tard, le directeur de la sécurité du géant américain 3M aurait prévenu Desjardins que quiconque prétend pouvoir fournir des masques N95 de 3M est « suspect et possiblement frauduleux », puisque l’entreprise américaine ne fait pas affaire avec de nouveaux clients. « Il n’existe plus, nulle part sur la planète, de quantités importantes de masques N95 de 3M », aurait-il indiqué.


Entre-temps, Patrick Ledoux aurait pressé l’organisme public pour libérer les millions gelés.


Il aurait tenté de légitimer sa démarche grâce à de nouveaux documents, mais ceux-ci sont « douteux à leur face même », tranche le juge Bernard Synnott.


Patrick Ledoux aurait prétendu que les 5 millions de masques se trouvent dans un entrepôt en Angleterre détenu par un distributeur autorisé de 3M, Company Trading BL. L’homme d’affaires québécois aurait même remis une attestation confirmant soi-disant ses dires.


Or, le document semblait être une mauvaise photocopie d’une télécopie, allègue le CHU de Québec. La société 3M aurait d’ailleurs confirmé qu’il s’agissait d’un faux document fabriqué de toutes pièces et utilisé frauduleusement dans plusieurs autres pays. Patrick Ledoux n’explique « d’aucune façon » comment il a pu remettre aux banques ces documents faux et frauduleux, souligne le juge Synnott.


« Manœuvres frauduleuses »


Même si SigmaSanté et le CHU de Québec annulent la commande de masques, le 22 avril, Patrick Ledoux augmente la pression pour être payé rapidement et met en demeure Desjardins et TD pour empêcher le transfert des fonds. C’est dans ce contexte que le CHU de Québec s’est tourné vers la Cour supérieure du Québec lundi pour réclamer la saisie urgente des fonds par crainte de voir l’argent disparaître.


L’organisme public reproche à Matériel Médical L.A. d’avoir, par ses « manœuvres frauduleuses », tenté de « s’approprier des sommes substantielles en profitant sans scrupule des circonstances exceptionnelles et sans précédent entourant la pandémie de la COVID-19 et des besoins urgents en fournitures et équipements médicaux » au Québec.


Le juge Bernard Synnott, de la Cour supérieure, a donné raison au CHU en ordonnant la saisie avant jugement des 45,4 millions de dollars en vue de les transférer au CHU de Québec. Le magistrat a du même coup refusé la demande d’injonction de la société de Patrick Ledoux pour libérer les fonds, notamment en raison de l’utilisation de « documents frauduleux ». 


Il soutient que Matériel Médical s’apparente en fait « à une coquille vide nouvellement créée pour tenter de faire un coup d’argent ».


Selon Rémy Trudel, professeur à l’École nationale d’administration publique et ex-ministre du Parti québécois, des administrateurs n’ont sans doute pas fait leur « vérification diligente » avant de procéder à cet achat, ce qui est pourtant une responsabilité importante quand on gère des fonds publics.


« Même si on se trouve dans une situation urgente, ça n’enlève pas l’obligation de faire la vérification diligente, commente M. Trudel. Si on se retrouve devant les tribunaux, c’est parce que des indices qu’il y avait un problème sont apparus rapidement. On s’en serait rendu compte avant, si on avait fait la vérification diligente. »


Le CHU de Québec et le cabinet de la ministre de la Santé et des Services sociaux, Danielle McCann, ont refusé de commenter l’affaire, puisqu’elle est toujours devant les tribunaux, tout comme Patrick Ledoux. « [M. Ledoux] préfère ne pas faire de commentaires ce stade-ci, outre le fait qu’il étudie les recours qui s’offrent à lui présentement », a indiqué son avocat, Me Benoît Marion.


La société Investissement L.A, dont l’un des noms est Matériel Médical L.A., aurait été constituée en décembre 2019. Patrick Ledoux en est le seul actionnaire. L’adresse de l’entreprise est la même que celle de la résidence personnelle de M. Ledoux, un appartement dont il n’est pas le propriétaire à Brossard.


— Avec la collaboration d’Isabelle Ducas, La Presse




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