A l'occasion des 30 ans depuis l'instauration des relations entre l'Union soviétique et la Communauté européenne, le chef de la diplomatie russe Sergueï Lavrov livre son analyse sur la période passée et l'avenir des liens entre l'UE et la Russie.
Il y a 30 ans, le 18 décembre 1989 à Bruxelles, était signé l'Accord de commerce et de coopération commerciale et économique entre l'URSS et la Communauté européenne. Cette date a marqué le point de départ de l'établissement des relations officielles de la Russie, en tant qu’État-successeur de l'URSS, avec l'Union européenne.
Symboliquement, cet accord a été conclu un peu plus d'un mois après la chute du mur de Berlin, événement entré dans l'histoire comme charnière dans la fin de la Guerre froide – période de séparation du continent en blocs idéologiques opposés. Les fondateurs du partenariat Russie-UE comprenaient qu'il était impossible d'effacer les lignes de démarcation séculaires sur notre continent sans créer en Europe un large champ de coopération. Les deux parties étaient disposées à rendre cette dernière mutuellement avantageuse, durable et résistante aux fluctuations économiques et politiques.
Les années qui ont suivi ont été marquées par un travail laborieux sur la mise en place d'une architecture d'interaction à plusieurs niveaux entre la Russie et l'UE. Une base juridique solide a été créée, qui s'appuie encore aujourd'hui sur l'Accord de partenariat et de coopération signé en 1994. Pendant le sommet Russie-UE à Saint-Pétersbourg en mai 2003, un pas de plus a été fait pour surmonter la division de l'Europe : un accord a été conclu sur l'établissement d'un partenariat stratégique basé sur la création de quatre espaces communs – économique, de sécurité extérieure, de liberté, de sécurité et de justice, de science et d'éducation (incluant les aspects culturels). Nous avons travaillé ensemble sur des projets à long terme qui, s'ils avaient été menés jusqu'à leur terme logique, auraient apporté des profits tangibles à tous les habitants de notre continent commun, auraient considérablement augmenté le niveau de leur sécurité, de leur bien-être et de leur confort. Il était notamment question de faciliter les conditions pour les voyages réciproques des citoyens de la Russie et de l'UE (jusqu'à un régime sans visa), de l'établissement d'une coopération étroite entre les forces de sécurité pour lutter contre les menaces du terrorisme et du crime organisé, du règlement coordonné des crises et conflits régionaux, et de la formation d'une union énergétique. Cependant, il n'a pas été possible d'assurer la stabilité du partenariat déclaré dans les relations Russie-UE.
Les principes de coopération équitable ont cédé la place à l'illusion que la sécurité euro-atlantique devait se construire uniquement autour de l'Otan
Malheureusement, certains occidentaux ont commencé à voir la perspective paneuropéenne uniquement à travers le prisme de «la victoire dans la Guerre froide». Les principes de coopération équitable ont cédé la place à l'illusion que la sécurité euro-atlantique devait se construire uniquement autour de l'Otan, et que la notion même de l'Europe devait être associée uniquement à l'UE. Tout le reste ne serait que des «cercles concentriques» autour de ces «centres de légitimité».
Sur le plan concret, nous assistions de plus en plus souvent dans nos relations avec Bruxelles à «l'absolutisation» des normes supranationales de l'UE et des tentatives de leur application rétroactive dans tous les autres pays. Il nous était proposé d'accepter des décisions déjà prêtes et préparées au sein de l'UE, qui ne supposaient ni leur discussion avec nous ni la prise en compte des intérêts russes - en d'autres termes, de se ranger dans le sillage et de suivre le «bon» cap, ainsi que d'accepter inconditionnellement l'interprétation des «valeurs universelles» allant souvent à l'encontre de la tradition civilisationnelle européenne basée sur la chrétienté.
Nos partenaires de Bruxelles ont commencé à taire honteusement que le travail sur la conception de quatre espaces communs Russie-UE s'appuyait sur la compréhension mutuelle du danger et de la contreproductivité des tentatives de placer nos voisins communs face au choix «l'UE ou la Russie». Avant 2014 déjà, le lancement de l'initiative Partenariat oriental était un signal alarmant dans les relations Russie-UE, qui était de facto orienté, comme cela s'est confirmé par la suite, vers l'objectif d'arracher à la Russie ses voisins les plus proches avec lesquels elle entretenait des liens séculaires. Les regrettables conséquences de cette politique égoïste se ressentent encore à ce jour.
Autrement dit, dans la pratique, l'UE n'était pas prête à l'équité dans les relations avec notre pays. Dans le vocable bruxellois, le terme «Europe» est devenu définitivement synonyme d'«Union européenne». Tout ceci est présenté comme s'il existait une «vraie» Europe – les membres de l'UE – alors que tous les autres pays du continent doivent encore mériter le «grand titre d'européens». Ainsi on cherche de nouveau à diviser artificiellement le continent, à altérer la géographie et l'histoire, comme le montrent les résolutions adoptées par les structures européennes qui assimilent les nazis, ayant éradiqué les peuples européens, aux guerriers soviétiques qui ont sauvé ces peuples d'une élimination physique.
Cette approche est profondément vicieuse et, j'en suis certain, ne profite pas au projet d'intégration européenne, est contraire à son esprit pacifique et unificateur initial. Géographiquement, historiquement, économiquement et culturellement, la Russie faisait, fait et fera toujours partie intégrante de l'Europe. Dotés d'une identité unique, dont nous sommes fiers à juste titre, nous faisons partie de l'espace civilisationnel européen. Pendant des siècles la Russie a apporté sa contribution à son élargissement - jusqu'à l'océan Pacifique. Notre identité s'est formée notamment sous l'influence des idées européennes progressistes. De la même manière que la culture européenne contemporaine serait impensable sans un enrichissement réciproque avec la Russie.
En dépit des différends, la Russie et l'UE restent des partenaires commerciaux et économiques importants. Et de très grands voisins capables d'assumer eux-mêmes la responsabilité commune de la paix, de la prospérité et de la sécurité dans cette partie de l'Eurasie. D'ailleurs, si l'UE n'avait pas adopté une position engagée dans le contexte des événements ukrainiens, les échanges entre la Russie et l'UE auraient tout à fait pu atteindre 500 milliards de dollars, en devenant un facteur d'envergure globale comparable aux échanges de l'UE avec les États-Unis et la Chine.
L'opportunité d'un «nouveau départ» dans nos relations
De plus en plus de signaux indiquent que nos partenaires de l'UE prennent progressivement conscience du caractère anormal de la situation actuelle. Après une certaine stagnation, la dynamique de la coopération avec la majorité des États membres de l'UE a repris. Les premiers contacts ont eu lieu avec la nouvelle direction de l'Union européenne, qui a commencé son travail début décembre.
Le début d'un nouveau cycle institutionnel au sein de l'UE crée objectivement l'opportunité d'un «nouveau départ» dans nos relations. Au minimum, c'est une bonne occasion de réfléchir à ce que nous représentons l'un pour l'autre dans le monde contemporain en perpétuelle évolution. Je voudrais espérer que les décideurs de l'Union européenne se laisseront guider par une vision stratégique et respecteront les idées des grands hommes politiques européens tels que Charles de Gaulle et Helmut Kohl, dont la pensée s'appuyait sur la notion de «maison européenne commune». Les restrictions artificielles de la coopération en fonction des intérêts géopolitiques de certains acteurs sont incapables de résoudre les problèmes, ne font que créer de nouvelles complications et affaiblir les positions économiques de l'Europe. Je suis convaincu que le seul moyen de préserver l'individualité et la compétitivité des cultures et des économies européennes dans le contexte de la pression de la mondialisation réside dans l'addition des avantages comparatifs de tous les pays et ensembles d'intégration de notre Eurasie commune.
Les relations entre la Russie et l'UE ne se développent pas dans le vide. Le monde multipolaire est désormais absolument réel. De nouveaux centres de force financière, économique, technologique et politique se sont formés dans la région Asie-Pacifique. Nous développons notre politique étrangère et notre coopération avec nos partenaires en tenant compte de ce facteur crucial. Les nouvelles réalités sont porteuses de nouveaux défis transfrontaliers, mais offrent aussi la possibilité de puiser des ressources de développement là où nous n'avions même pas tenté de regarder par le passé. Dans tous les cas, l'addition des efforts multiplie nos capacités. Dans le contexte de la turbulence internationale persistante, il est nécessaire de garantir la suprématie du droit international. Il ne faut pas tentent de substituer à ce dernier un «ordre fondé sur des règles», inventé par l'Occident pour desservir ses intérêts. Ce n'est que de cette manière que nous serons en mesure d'assurer l'efficacité des efforts multilatéraux.
Nous considérons l'Union européenne comme un centre du monde multipolaire. Nous visons à développer nos relations avec l'UE dans le cadre de l'initiative du Président russe Vladimir Poutine de former un grand partenariat eurasiatique de l'Atlantique au Pacifique réunissant tous les États de l'Union économique eurasiatique, l'OCS, l'ASEAN et tous les autres pays du continent. La coopération entre l'UE et l'UEEA pourrait servir de base économique à l'adhésion des membres de l'UE à ce partenariat. La jonction des potentiels de deux marchés régionaux importants et l'harmonisation de leurs régimes de commerce et d'investissement favoriseront le renforcement de tous les acteurs du commerce mondial et - ce qui est très important - permettra d'éviter dans le futur la situation qui place nos «voisins communs» devant un choix primitif : soit avec l'UE, soit avec la Russie.
Je voudrais rappeler encore une fois que les principes de partenariat ont déjà été posés par nos textes communs. Ainsi, la Feuille de route sur l'espace commun de sécurité extérieure, adoptée le 10 mai 2005 au cours du sommet Russie-UE à Moscou, stipule que les processus de coopération internationale et d'intégration qui réunissent la Russie et l'UE et se basent sur les décisions souveraines des États, jouent un rôle important dans la consolidation de la sécurité et de la stabilité. Il est nécessaire de promouvoir ces processus «en agissant en synergie, dans le cadre d'une collaboration et d'un dialogue étroits et axés sur les résultats, contribuant ainsi dans les faits à la création d'une grande Europe sans clivages et fondée sur des valeurs communes». On ne pourrait pas le formuler mieux aujourd'hui. Il serait bien, désormais, de transformer ces propos en actions réelles.
Il n'est possible de former un système de sécurité efficace en Europe que sur une base collective : c'est un axiome. La Charte de sécurité européenne a été signée il y a 20 ans, le 19 novembre 1999, lors du sommet de l'OSCE à Istanbul. A l'initiative de l'UE, ce texte a également inclus la Plateforme de sécurité coopérative prévoyant une coopération non seulement entre tous les États, mais aussi toutes les organisations de l'espace euroatlantique. Nous avons soutenu cette proposition. Malheureusement, Bruxelles, qui abrite non seulement les institutions de l'UE mais aussi le siège de l'Otan, a plus tard perdu son intérêt pour cette idée. Lors de la dernière réunion du Conseil des ministres des Affaires étrangères de l'OSCE, qui s'est déroulée du 5 au 6 décembre 2019 à Bratislava, les pays occidentaux ont bloqué la proposition russe de confirmer l'initiative susmentionnée prévoyant un dialogue européen égalitaire réunissant l'UE, la CEI, l'Otan et l'OTSC. Il s'avère que l'UE et l'Otan étaient certaines de leur domination quand elles ont avancé cette idée il y a 20 ans, mais craignent aujourd'hui la concurrence des structures qui se développent activement dans l'espace de la CEI, et évitent un dialogue direct avec ces dernières.
Nous faisons face à des menaces et à des défis communs
Nous appelons l'Union européenne à se lasser guider par les principes fondateurs fixés par les textes consacrés aux bases des relations entre la Russie et l'UE, au lieu de constructions inventées prévoyant une certaine «coexistence forcée». Nous faisons face à des menaces et à des défis communs : le terrorisme, le trafic de stupéfiants, le crime organisé, l'immigration illégale, etc. On doute que les restrictions de la coopération avec la Russie et l'orientation vers la confrontation avec elle pourront améliorer les perspectives de l'Union européenne dans le monde moderne.
Nous sommes ouverts à une coopération mutuellement avantageuse, égalitaire et pragmatique avec l'UE, en respectant les intérêts de nos alliés et de tous les autres partenaires eurasiatiques. C'est le seul moyen d'établir un modèle viable de relations durables répondant aux intérêts et aux aspirations des pays et des peuples de tout le continent eurasiatique.
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