Le 11 février dernier vers midi, l’agence de nouvelles italienne ANSA a été la première à annoncer la démission du pape Benoît XVI. Pourtant, l’agence n’avait accès à aucune source privilégiée. Son arme secrète était une simple journaliste, Giovanna Chirri, qui assistait avec une poignée de collègues à un consistoire réunissant des cardinaux. Contrairement à ses confrères, Giovanna Chirri a immédiatement compris ce qui se passait lorsque le pape annonça en latin qu’il n’était plus apte à exercer ses fonctions. La nouvelle a aussitôt fait le tour du monde et les collègues de Giovanna en furent quittes pour aller réviser leurs déclinaisons.
Nul doute qu’aucun journaliste québécois, y compris votre humble serviteur, n’aurait pu saisir ce scoop au vol. Du moins si l’on se fie à l’état de l’enseignement du latin chez nous, où aucun établissement d’enseignement public secondaire ne l’offre. Après avoir mariné si longtemps dans l’eau bénite, voilà que nous avons oublié jusqu’à l’existence de cette langue qui est au français ce que les mathématiques sont à la physique. À l’exception des écoles privées qui appliquent le programme français, le seul établissement québécois où l’on récite encore rosa, rosam, rosae est le collège Brébeuf. Et l’on nous parlera ensuite de la « démocratisation » du savoir !
Dans notre édition de samedi, un groupe de professeurs de l’Université Laval plaidait pour le retour d’un enseignement des langues anciennes au secondaire. En ces temps d’utilitarisme galopant, ils risquent de passer pour de doux hurluberlus. Et pourtant. Ailleurs dans le monde, notamment en Allemagne et en Italie, le latin a encore droit de cité. Toutes les écoles secondaires de la France, même dans les banlieues les plus reculées, proposent une option latin offerte à tous. En France, 18 % des élèves du secondaire suivent au moins un cours de latin. Plus important encore, les professeurs de français du secondaire, diplômés de lettres classiques, peuvent généralement enseigner le latin et le grec. Comprenez qu’ils ont étudié autre chose que la «communication» et les nouvelles théories pédagogiques à la mode.
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Comme le soulignent nos rêveurs de l’Université Laval, l’enseignement du latin aurait plusieurs vertus, surtout dans un pays où les programmes de français ont si radicalement expulsé la littérature. La première consisterait à renouer avec les racines gréco-latines de notre civilisation. À lire les programmes actuels d’histoire ainsi que d’éthique et de culture religieuse, on a l’impression que les Amérindiens et l’animisme ont eu plus d’influence sur la culture québécoise que la grande tradition gréco-latine. Ce qui est risible. À feuilleter certains manuels, on croirait même qu’un nouveau clergé, guère plus éclairé que l’ancien, a mis les humanités à l’index au profit de la pensée cool et jetable.
L’autre grande qualité de l’enseignement des langues mortes, c’est de forcer les élèves à l’un des exercices les plus formateurs qui soit : la traduction. Depuis que l’enseignement des langues vivantes est axé sur l’oral, la traduction est pratiquement disparue des écoles. Or, il n’y a rien de plus formateur que de s’interroger, pour traduire la pensée d’un auteur, sur le sens exact d’un mot, son étymologie et sa place dans la phrase. Cette discipline est le fondement même de tout travail sur la langue et, par voie de conséquence, sur les idées. À plus forte raison dans un pays où tant de nos élites parlent deux langues secondes.
Quel Québécois n’est pas admiratif devant la langue ni relâchée ni ampoulée du plus grand de nos chantres populaires, Gilles Vigneault ? Or, qu’on me pardonne l’expression, l’auteur des Gens de mon pays n’est pas sorti de la cuisse de Jupiter. Il a d’abord été professeur de latin et fait toujours des versions latines pour garder la forme.
Dans les années 60, une certaine gauche antiélitiste s’est déchaînée contre l’étude du latin et du grec que le philosophe Pierre Bourdieu, dans sa haine des « héritiers », qualifiait de « gaspillage ostentatoire ». Il y a longtemps que cette gauche s’est alliée aux néolibéraux pour continuer à dépouiller l’école de la culture humaniste. Les premiers en avaient contre les élites et croyaient servir la cause du peuple en le privant de culture générale. Les seconds rêvaient d’employés compétents et adaptables à l’infini, donc pas trop cultivés. Ce mariage a produit la catastrophe que nous connaissons.
Il ne s’agit pas de redonner au latin la place prépondérante qu’il a eue. Mais, «sans le latin, c’est tout bonnement le « roman familial » du français qui devient illisible», écrivent Hubert Aupetit et Cécilia Suzzoni dans Sans le latin (éd. Mille et une nuits). Ils rappellent aussi que le latin est «le sésame d’un apprentissage ambitieux du français». Pressés de passer à la «modernité», dans les années 60, nous avons bazardé le latin en même temps que nos « p’tits chars ». Nous voilà, 50 ans plus tard, à rêver d’un tramway pour Montréal. Si la coupe à blanc n’est plus acceptable dans nos forêts, pourquoi le serait-elle à l’école ?
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