Lorsque j'ai appris, la semaine dernière, que les tribunaux canadiens s'apprêtaient à discuter de la polygamie, j'ai songé à ma mère et à ma grand-mère. Elles n'en reviendraient pas, elles qui ont vu les lois consacrant l'infériorité juridique des épouses abolies. Elles qui avaient assisté à naissance du droit de vote des femmes, du droit à l'avortement, à l'élection des premières femmes au Parlement et à l'accession massive des jeunes filles à l'éducation.
Voilà qu'en 2010, elles devraient supporter sans sourciller un savant débat juridique sur les avantages et les inconvénients de... la polygamie! Elles n'en croiraient tout simplement pas leurs oreilles en apprenant que la Colombie-Britannique a demandé au plus haut tribunal de la province si l'article 293 du Code criminel qui punit la polygamie de cinq ans de prison est constitutionnel.
Vu d'Europe, ce débat apparaît franchement surréaliste. Dans tous les pays européens, la polygamie est illégale. Certes, le Royaume-Uni reconnaît les unions polygames contractées à l'étranger, mais des députés ont récemment proposé de restreindre les aides de l'État à ces familles. En France, un rapport publié en 2006 avait évalué leur nombre entre 16 et 20 000. La plupart viennent de l'Afrique subsaharienne, en particulier du Mali. En 1993, la loi Pasqua a interdit, comme en Allemagne, la délivrance de titres de long séjour aux polygames ainsi que le regroupement familial pour plus d'une épouse. En cas d'infraction, l'époux est passible d'un an de prison et d'une amende de 60 000 $. La loi permet aussi de poursuivre les imans qui célèbrent une union polygame.
Récemment, le ministre de l'Intérieur, Brice Hortefeux, n'a pas vraiment brillé en dénonçant un commerçant musulman de 34 ans, Lies Hebbadj, qui vivait à Nantes avec quatre épouses et une douzaine d'enfants. Il a menacé de lui retirer sa nationalité française, ce qui est évidemment impossible en France.
Au-delà de la démagogie de certains, le problème reste posé. Toutes les enquêtes tendent à montrer que la polygamie représente un enfer pour les épouses et les enfants. Elle ouvre la porte à la promiscuité, aux mariages arrangés et consacre la dépendance extrême des femmes. Comment penser que l'enfant d'une famille polygame puisse s'intégrer sans heurts à l'école? Incapables de subvenir à leurs besoins, les familles vivent généralement des aides de l'État. Ce qui suscite en retour la grogne populaire.
Les défenseurs de la polygamie s'amusent parfois à la comparer aux infidélités conjugales. Lies Hebbadj avait d'ailleurs ironisé sur la famille cachée du président François Mitterrand. Le mot d'esprit est amusant, mais la comparaison pour le moins boiteuse. Serait-il préférable, pour donner un statut légal à ces infidélités, de consacrer du coup l'inégalité des femmes et des hommes dans le couple? Contrairement au droit des maris de répudier leur femme, qui est la norme dans le monde musulman, notre régime matrimonial tente plutôt de protéger les épouses en leur donnant des recours dans de telles situations.
On aurait cependant tort de limiter ce débat au seul terrain juridique. Car il s'agit d'une véritable question de civilisation. Ce n'est pas un hasard si la monogamie est apparue à Athènes avec la démocratie. La monogamie est fondatrice de l'identité occidentale. De la Grèce, elle s'est répandue dans toute la chrétienté. Même si elle est absente de l'Ancien Testament, les Juifs s'y sont conformés à partir du XIe siècle. Il ne faut pas craindre d'affirmer que la polygamie heurte radicalement notre culture qui, malgré de multiples détours, a lentement progressé vers l'égalité des individus, en particulier dans le couple.
Il serait paradoxal que nos pays décident de banaliser la polygamie alors même qu'elle est combattue dans les pays musulmans. Partout où progresse l'éducation des femmes, la polygamie régresse. La Turquie l'a interdite depuis 1914. Le réformateur tunisien Habib Bourguiba l'a bannie dans les années 60 en invoquant l'obligation que le Coran fait aux hommes d'être équitables envers leur épouse. Ce qui sera toujours impossible avec la polygamie. À moins de prétendre que ces deux pays ne sont pas musulmans, on voit mal comment on pourrait affirmer que la polygamie est une exigence incontournable de l'islam. D'ailleurs, si l'islam a un avenir, il ne pourra être que monogame.
La banalisation de la polygamie parmi une certaine élite n'est peut-être au fond qu'un «racisme subtil», comme l'indique un rapport récent du Conseil du statut de la femme. Comme si l'autre était jugé incapable de respecter l'égalité et la dignité de la femme sur lesquelles reposent nos institutions. Un racisme qui consacrerait au fond une forme d'apartheid multiculturel, comme celui des tribunaux islamiques rejetés de justesse en Ontario en 2004. On ne s'étonnera pas que le Canada soit le seul pays du monde à avoir inscrit le multiculturalisme dans sa Constitution, érigeant ainsi en dogme le relativisme culturel.
C'est Paul Valéry qui disait que nos civilisations sont mortelles. Nous en avons une fois de plus la preuve. Assisterons-nous demain à un grand débat juridique sur les mérites de l'esclavage, du cannibalisme et de l'inceste?
Un débat surréaliste
Assisterons-nous demain à un grand débat juridique sur les mérites de l'esclavage, du cannibalisme et de l'inceste?
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