Tyrannie de la conjoncture

Prolégomènes à l'apologie du libre-marché, substitut à la Société

La ministre des Finances du Québec, Monique Jérôme-Forget, présentait hier sa mise à jour automnale de la situation économique et financière du Québec. Le Québec, dans un contexte mondial difficile - prix du pétrole, ralentissement américain, remontée du dollar canadien - s'en est bien tiré cette année et s'en tirera bien l'an prochain.

Mais nous sommes tellement habitués à ce que l'économie se porte bien que les pronostics de la ministre, qui parle de croissance «intéressante», ne méritera sans doute pas la manchette. Pas plus que les spectaculaires résultats du marché du travail, dévoilés vendredi dernier, montrant qu'il s'était créé 109 500 emplois en un an au Québec et que le taux d'emploi y atteignait un record de 61,4%.
C'est une bonne chose que ces événements ne fassent pas la manchette. On a peut-être déjà oublié à quel point, il n'y a pas si longtemps, nous étions littéralement accros aux statistiques économiques, à quel point nous avions les yeux rivés sur le chiffre du moment, dépendant du type de crise que nous traversions, spirale inflationniste, menaces de récession ou chômage élevé.
Parce que l'économie se porte bien depuis longtemps, nous nous sommes en quelque sorte affranchis de la tyrannie de la conjoncture. Cela est extrêmement sain, car si nous sommes moins dépendants des événements du jour, cela nous permettra peut-être d'avoir des débats publics plus profonds sur les enjeux qui se cachent derrière les chiffres.
Dans un premier temps, on le voit déjà, cette santé économique perpétuelle contribue à dépolitiser les débats. Les revirements de la conjoncture et la fixation sur les statistiques avaient tout pour nourrir les débats politiques partisans: le gouvernement qui se félicitait d'une bonne statistique qui tombait du ciel ou l'opposition qui s'indignait quand les résultats n'étaient pas au rendez-vous. Mais quand tout va bien, l'opposition manque de munitions, et le gouvernement n'est pas convaincant s'il s'attribue la paternité de résultats qui, aux yeux des gens, semblent normaux. Mais plus profondément, les gens savent maintenant que les actions gouvernementales ont peu d'effets sur la conjoncture, et que leurs impacts sont habituellement lents, que ce n'est pas le gouvernement qui crée les emplois, pas plus qu'il n'est responsable du chômage.
Le fait que nous commençons à faire des progrès dans nos débats économiques m'a sauté aux yeux, la semaine dernière, alors que j'étais en France, comme je l'ai fait plusieurs fois, pour participer aux Entretiens Jacques-Cartier, ces colloques qui réunissent la région Rhone-Alpes et la région montréalaise. En France, le grand débat, la préoccupation numéro un des citoyens, c'est le pouvoir d'achat. «La stagnation des salaires mine le moral des Français», titrait Le Monde.
Ce débat épouse des formes que nous avons bien connues. D'abord, il indique que les choses ne vont pas bien et que les Français sont inquiets, comme nous l'étions au moment de la crise inflationniste ou des poussées de chômage. Le pouvoir d'achat devient en quelque sorte un terme codé pour décrire leurs craintes quant à l'avenir de leur pays. Il prend une forme statistique, on scrute les données sur l'inflation ou la rémunération, pour ne pas avoir à se poser de difficiles questions existentielles. Et il débouche rapidement sur le politique, ce qui mène à une question presque surréaliste de ce côté de l'Atlantique: que fera le président Sarkozy pour améliorer le pouvoir d'achat? Et son message, que la solution passe moins par des mesures d'atténuation gouvernementale que par l'élimination de la semaine de 35 heures, ne passe pas si facilement.
Au Québec, la relative stabilité économique commence à nous donner un certain recul. C'est frappant dans le débat sur les difficultés de l'industrie manufacturière, dans lequel nous avons réussi à éviter deux écueils.
Le premier, c'est celui de l'insensibilité statistique. Quand on regarde les choses de façon globale, on peut dire que les pertes d'emplois dans l'industrie manufacturière sont largement compensées par la création d'emplois ailleurs. Et donc, qu'il n'y a pas de problèmes. En fait, il ne s'agit pas des mêmes travailleurs ou des mêmes régions, et le bonheur des uns ne compense pas le malheur des autres.
Le second écueil, c'est la dramatisation. Parce que l'économie va bien dans son ensemble, les politiciens ne fonctionnent pas sur le mode panique, ce qui a mené à des mesures de soutien à plus long terme, plutôt qu'à des plans de sauvetage intempestifs.
Bref, la stabilité économique commence à changer nos perspectives. Affranchis de la dictature de la conjoncture, on sent que le Québec, dans plusieurs dossiers comme la dette, les infrastructures ou le sort de l'industrie manufacturière, peut tenir un début de réflexion structurelle.
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