Lors de mes premiers reportages en France, j’avais fait le tour des banlieues de la Seine-Saint-Denis, au nord de Paris. Dès le milieu des années 1990, un film comme La haine, de Mathieu Kassovitz, avait contribué à faire connaître les populations immigrantes qui y vivaient.
Les entrevues que je fis alors avec des jeunes m’avaient pourtant fait découvrir la banalité de leur existence. Ce qui m’étonnait surtout, c’était leur volonté, pour y échapper, de se peindre en Noirs américains. Ils ne baragouinaient pourtant pas un mot d’anglais, fréquentaient une école de bon niveau, habitaient des HLM en état et jouissaient de services de santé parmi les meilleurs au monde. Rien à voir avec les banlieues américaines que j’avais eu l’occasion de visiter.
Cela n’empêchait pas mes interlocuteurs de reprendre mot pour mot les refrains ultraviolents de leurs idoles d’outre-Atlantique dont ils ne comprenaient souvent pas un traître mot. Comme s’ils en voulaient à leurs parents de les avoir fait naître dans la « doulce France » plutôt que dans cette Amérique violente dont ils ne pouvaient s’empêcher de rabâcher, dans un français approximatif, les clichés les plus éculés. Tel est le drame de l’acculturation. Ces jeunes Noirs vivaient en France, mais leur tête était aux États-Unis.
Peu après l’assassinat crapuleux de George Floyd, je n’ai pas vraiment été surpris de voir à Paris les mêmes pancartes en anglais, brandies quelques jours plus tôt à Montréal. Malgré une colère que l’on doit comprendre, elles donnent pourtant l’impression que l’impérialisme culturel a franchi un nouveau cap. Certes, le racisme existe en France, comme au Québec et aux États-Unis. Mais, à force de répéter en boucle cette évidence, on finit par oublier ce qui caractérise en propre la civilisation américaine.
Car le racisme demeure le péché originel de l’Amérique. À la différence de la Révolution française, qui a aboli l’esclavage (du moins pour un temps) et confirmé son interdiction sur le territoire métropolitain depuis 1315, la Révolution américaine s’en est parfaitement accommodée. Elle en paie toujours le prix. Malgré la guerre de Sécession, les États-Unis demeureront jusque dans les années 1960 un des rares pays du monde à connaître un régime d’apartheid, les mariages mixtes demeurant interdits dans seize États jusqu’en… 1967 !
Or, si le mouvement des droits civiques a fait reculer le racisme, ce n’est pas le cas du racialisme. Aujourd’hui encore, aux États-Unis, tout est perçu à travers le prisme de la race. On connaît les déclarations outrancières de Donald Trump exploitant l’insécurité culturelle de cette majorité blanche qui craint d’être submergée par l’immigration. Il est loin d’être seul. Dans quel pays démocratique un candidat à la présidence oserait-il affirmer, comme l’a fait le démocrate Joe Biden, qu’un Noir qui songe à voter républicain « n’est pas un Noir » ?
Noirs, Blancs ou Latinos, les groupes ethniques, selon les enquêtes, ne se mélangent pas, malgré certains progrès. Dans ce monde communautarisé, on naît, on se marie, on étudie, on va à l’église, on vote et on meurt pour l’essentiel dans sa « communauté ». Même la lutte contre la discrimination ne peut s’y concevoir que comme une nouvelle discrimination. À l’envers ! Comme si l’imaginaire américain ne pouvait imaginer une citoyenneté s’élevant au-dessus des « communautés ». D’où cette concurrence victimaire qui menace le pays d’une nouvelle guerre raciale.
On savait depuis longtemps que l’Oncle Sam cherchait à imposer sa langue et sa culture. Cela ne suffit plus. Sous prétexte que le racisme est universel, il faudrait donc que le monde entier se repente du crime originel de l’Amérique. Il faudrait croire, comme on l’a hurlé dans les rues de Montréal et de Paris, que la police est sous toutes les latitudes le bras armé d’un État raciste. Comme elle fut autrefois le bras armé d’un État bourgeois. Hier, grands et petits bourgeois faisaient leur autocritique en brandissant le livre rouge. Aujourd’hui, grands et petits Blancs se flagellent en brandissant les manuels de la « critical race theory ». La lutte des races en lieu et place de la lutte de classe.
Cette rhétorique est pourtant loin de faire l’unanimité. Sans nier l’existence d’un racisme rampant, nombre d’analystes américains estiment que les problèmes des Noirs relèvent largement de la désintégration de la famille et de l’abandon des ghettos à la loi du marché. Des ghettos où 90 % des Noirs assassinés le sont par d’autres Noirs. Le chroniqueur Jason Riley, du Wall Street Journal, craint d’ailleurs que cette vague de protestations, par ailleurs justifiée, contre la police ne se solde par un abandon encore plus grand de ces ghettos. Ce qui fera encore plus de morts chez les Noirs. C’est ce qui est arrivé à Ferguson, Chicago et Baltimore après des événements semblables.
Pourquoi se donner la peine de comprendre la complexité des peuples lorsqu’on peut appliquer à tous la recette du « racisme systémique » ? Il y a quelques années, Français et Québécois se sont battus pour faire reconnaître dans le monde le principe de la diversité culturelle. Ce n’est pas pour se faire imposer aujourd’hui une seule version de l’histoire. Celle de la guerre des races !