Mardi, 1er mai, certains quartiers de Paris avaient des allures de camps retranchés. Place de la Bastille et près de la gare d’Austerlitz, les voitures incendiées et les éclats de vitrines jonchaient les rues. Les affrontements ont fait plusieurs blessés et les policiers ont dû arrêter plus de 200 personnes. Comme si, 50 ans plus tard presque jour pour jour, l’histoire revêtait les habits de Mai 68.
Les habits en effet, mais les habits seulement ! Car, au-delà de l’imperturbable folklore d’extrême gauche et des effluves de merguez et de gaz lacrymogène, l’air du Quartier latin n’avait pas grand-chose à voir avec celui de 1968. Ni les ouvriers, depuis longtemps exilés dans la lointaine périphérie, ni le « peuple étudiant », occupé à préparer ses examens, n’étaient au rendez-vous. Regardez attentivement les photos de Mai 68, vous n’y verrez jamais de manifestants qui se cachent le visage. La révolte s’exprimait alors à visage découvert. Mardi, il fallait voir les « courageux » casseurs des Black Bloc, venus souvent de loin armés de barres de fer, descendre la petite rue du Chemin vert le visage dissimulé comme des bandits de grand chemin.
La scène, qui tenait plus de la série Gomorra que de Germinal, n’avait rien à voir avec les allures bon enfant que décrivent les nostalgiques qui ont « fait 68 ». Rien à voir non plus avec ce « temps suspendu » que racontent les derniers briscards de la Sorbonne. Rien à voir surtout avec « ce beau moment lorsque chacun pouvait parler à l’autre », que décrira le philosophe Maurice Blanchot. Ce n’est probablement pas un hasard si les principaux leaders de Mai 68 encore vaillants n’ont pas voulu commémorer l’« événement ». L’héritage n’est pas évident. Comment commémorer ce qui fut en bonne partie une commémoration, pour ne pas dire une parodie de révolution ? La première du moins, dont les participants sont ressortis frais comme des roses prêts à aller se faire bronzer à la fin de juin sur les plages du Touquet et de la Grande Motte.
Avec Mai 68, les « révolutions » vont elles aussi entrer dans l’air de la communication et de la métaphore. Avant de devenir une marque de jeans ! « Vivre sans temps mort et jouir sans entrave », disaient les uns. « Cours camarade, le vieux monde est derrière toi », répondaient les autres. « Il est interdit d’interdire », concluait une jeunesse en liesse. Cinquante ans plus tard, ces slogans libertaires semblent taillés sur mesure pour la société de consommation qui s’ébauchait alors. Le « United Colors » de Benetton n’était pas loin. Le « Just do it » de Nike non plus. On voit bien où Mark Zuckerberg puise son inspiration lorsqu’il dit vouloir « changer le monde ». Ne leur jetons pas la pierre, les étudiants de l’époque ne se doutaient certainement pas que, sous les pavés, il n’y aurait pas de plage… mais Paris Plages !
Un demi-siècle plus tard, on est loin de ce monde insouciant. Les scènes filmées lors de l’occupation du théâtre de l’Odéon montrent l’étonnant triomphe de cette « pure logorrhée » dont Mai 68 sera le triomphe. L’expression est du plus grand essayiste québécois de son époque, Pierre Vadeboncoeur, qui a consacré à Mai 68 un essai foudroyant (L’humanité improvisée, Bellarmin). C’est d’ailleurs en 1968 qu’apparut cette intelligentsia universitaire aujourd’hui largement dominante à gauche et qui supplantera progressivement la vieille gauche ouvrière et populaire à laquelle appartenait justement Vadeboncoeur.
Avec la régression du mouvement syndical, la transformation est aujourd’hui totale. Même les féministes de gauche s’inquiètent plus souvent du sort des pin-up d’Hollywood que des caissières de Provigo. Avec son slogan « Tout est politique », Mai 68 a annoncé la métamorphose d’une gauche jusque-là surtout intéressée par le sort des plus démunis en une gauche totalement absorbée par l’idée de « changer la vie », et donc par l’obsession raciale, le sociétal et la politique des moeurs. Une gauche qui s’est faite de plus en plus « morale », et par le fait même moraliste.
Plus que la révolte de Prague, où de vrais dissidents voulaient renouer avec la culture démocratique européenne, plus que le mouvement qui embrasa le Québec, surtout porté par la question nationale, le Mai parisien aura exprimé ce que François Ricard (La génération lyrique, Boréal) appelait la « vie jeune », contrairement à la « vie bonne » des anciens. Il nous en reste ce jeunisme maladif dont le Québec demeure trop souvent la caricature et qui a largement saccagé l’école en transformant les maîtres en animateurs et l’apprentissage en jeu. Ici encore, Mai 68, dont les protagonistes faisaient pourtant partie de la génération la mieux formée de l’histoire, aura montré la voie en déversant le contenu d’une poubelle sur la tête du philosophe Paul Ricoeur.