Kamal Ben Hameda, romancier libyen francophone, invite les Libyens à «arracher les fondements de la dictature», y compris religieuse, pour pouvoir «vivre en hommes dans la cité».
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Lorsque Kadhafi arriva sur la scène du théâtre libyen, il en chassa tous les acteurs, en occupa le centre et, pour que règne son unique parole, il élimina les rôles des politiques, des religieux, mit hors jeu ceux de journalistes, d'écrivains et autres penseurs. Son verbe: le livre vert; la vérité ultime, salut pour l'humanité, apte à résoudre les problèmes de tous les peuples et pour tous les temps. Parole que tout un chacun se devait d'absorber, ingurgiter, faire sienne pour mieux la régurgiter.Seule place concédée aux seconds rôles, aux choreutes, singeant dans le mouvement de leur transe collective celle du maître.
Pourtant une autre voix dissonante assourdissait les oreilles du nouveau caïd,et pour capter l'attention de l'assemblée il fallait se débarrasser de ce vacarme causé vraisemblablement par un comédien indocile et obstiné, le retrouver, le prendre parla veste, le repousser au plus loin. Or ce dernier restait insaisissable; on entendait sa voix; omniprésent mais invisible.
Cet autre acteur, Allah de son nom, planait sur le centre, inatteignable, et,nonchalant, continuait de ses hauteurs à fasciner le public nombreux toujours séduit par sa voix, désireux de l'écouter encore et encore et prêt à répandre d'éternelles louanges, ignorant ce nouveau prophète, ce Kadhafi qui insistait, lui, à faire un tapage inutile pour attirer l'attention.
Désespéré, il essaya d'incarner tous les rôles: Roi des rois, philosophe,romancier, inventeur, joueur d'échec... tous pour oublier et faire oublier l'autre. Mais rien n'y fit.
Afin d'éviter une lutte inégale Kadhafi tenta d'amadouer Allah; il fit arracher les vignes outrageantes, interdit la consommation d'alcool, finança des voyages à la Mecque à certains de ses affidés, il offrit même un rôle de figuration à quelques-uns de ses représentants. En vain, tous deux ne pouvaient se partager le centre, la guerre était inévitable et la défaite prévisible.
Kadhafi participa lui-même à sa propre perte ayant annihilé des alliés potentiels qui, en tant que membres de la société civile, auraient pu le soutenir dans sa lutte: la presse libre et plurielle avait été muselée, les partis politiques, les syndicats éradiqués, toutes ces bouches qui risquaient de l'égratigner bâillonnées.
Allah, lui, en avait vu d'autres, depuis son arrivée dans l'Arabie polythéiste oùil avait fondé son règne sur la destruction du temple des trois déesses: al-Lât, al-Ouzza et Manât, les trois divinités féminines de la Kaaba; il avait détrôné d'autres souverains et anéanti d'autres royaumes, pour advenir l'Etre unique, le maître du visible et de l'invisible d'où provient toute vie et s'engendre toute existence.
À vrai dire, dans ce théâtre libyen, on a assisté à quelque chose de bien extraordinaire: l'insurrection des spectateurs lassés des pantomimes et des harangues du mauvais acteur qui du centre de la scène les tenait par la terreur. Les Libyens ont défié Kadhafi, ils ont brisé ainsi pour la première fois le mur de la peur et mis à mort le dictateur, mais ont-ils arraché les fondements de la dictature? Ne sont-ils pas déjà en train de la faire renaître de ses cendres à travers quelque nouvel avatar?
Le glorieux Allah rit de sa victoire sur le triste histrion. Sa loi est proclamée comme la Loi. Omniprésent, omniscient, il reprend sa place au centre de la scène.Sa tentation totalitaire n'a jamais été aussi forte.
L'être le plus dangereux est, dit-on, celui qui se vit comme détenteur de vérité.Les Libyens viennent de se libérer de la parole d'un despote mais pourront-ils se libérer de cette autre voix qui depuis plus d'un millénaire les tient captifs? Ne devront-ils pas se faire oublieux des injonctions d'un père tyrannique pour cesser de trembler et vivre en hommes dans la cité?
Il n'y aura d'accès au changement que s'ils chassent ce père du centre de la scène pour faire place à toutes les paroles et toutes les représentations, pour qu'advienne le citoyen d'un pays pluriel, un sujet libre et responsable de cette liberté,conscient de ce que nul n'a de droit à l'appropriation de sa personne: un individu indépendant maître de ses mots et de ses gestes.
Mais Allah ne se laisse pas faire et montre déjà les dents; sa première cible:la femme, le contrôle de son corps, elle est l'honneur de la tribu, la pérennité de sa lignée, sur elle s'exerce son pouvoir; pouvoir qu'il perdrait si la femme accédait à son corps et en conservait les clés.
Une révolution sans liberté est une dictature déguisée. L'accès à la modernité et l'émergence de l'individu, son déploiement dans l'espace social, ne pourra se réaliser sans respect de la différence, sans l'accès de la femme au statut de citoyenne indépendante responsable, maîtresse de son dire et de son désir.
Pour sortir du temps théologique où la Libye s'engouffre, il faudrait apprendre à articuler sa relation à l'autre, non plus à partir des préceptes divins mais à travers une interrogation ouverte sur le vivre ensemble de citoyens libres. Apprendre à ne pas avoir peur de ses mots, à habiter sa propre langue après ces temps de mort intérieure. Oser interroger sa propre culture arabo-islamique et déceler les zones de la tentation totalitaire dans cet héritage. Reconnaître et chasser le dictateur en soi.Une dictature ne saurait s'instaurer si elle ne trouvait dans nos tréfonds un terrain déjà élaboré pour l'accueillir.
Sur ces seules bases pourrait se fonder une réelle culture plurale en Libye animée par des individus citoyens.
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