Oh, quelle sombre époque ! Quelles moeurs politiques épouvantables ! Quoi ? Même dans notre beau Canada ?
Tu quoque, Justin ? ?
À lire certains commentaires à Toronto, l'affaire SNC-Lavalin, c'est la démocratie canadienne elle-même qui a reçu un coup de poignard dans le dos. Ma foi, c'est pire que le scandale des commandites. Que dis-je ? Les commandites ?... Parlons du scandale du Canadien Pacifique !
Margaret Wente, vénérable chroniqueuse du Globe and Mail, a dit hier sa « honte » d'être canadienne. Ses yeux se sont décillés, ses illusions se sont effondrées.
Car, voyez-vous, on parle du gouvernement canadien en mal dans les gazettes de New York et de Londres. On se demande si Justin Trudeau n'a pas fait pire que Donald Trump (« Justin Trudeau est peut-être plus corrompu que Donald Trump », a tweeté le chroniqueur du New York Times Bret Stephens).
Tout ça, mesdames et messieurs, pour sauver une entreprise corrompue du Québec - la formule « entreprise corrompue du Québec » étant vue dans certains cercles comme une sorte de pléonasme.
Calmons-nous, les amis. Prenons une poffe d'air arctique et essayons d'y voir plus clair.
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En décembre, l'équipementier allemand Siemens a décroché un contrat de 989 millions pour fournir à VIA Rail des locomotives et des voitures de passagers. Bien des gens ont protesté, mais pour une seule raison : le concurrent de Siemens était Bombardier.
Personne n'a noté que Siemens avait été impliquée dans un scandale de corruption à côté duquel SNC-Lavalin a l'air d'une sorte de deux de pique des affaires croches : 1,4 milliard US en pots-de-vin pour obtenir des contrats partout dans le monde.
L'entreprise a été accusée devant la cour pénale. À la fin, elle a fait l'objet d'un accord de poursuite suspendue (APS). Son administration a été complètement renouvelée, ses aveux ont été complets et elle a payé 395 millions d'euros. En échange de quoi elle a conservé l'accès aux marchés publics. Mieux encore : Siemens a été poursuivie aux États-Unis et, en vertu du même type d'entente, a finalement payé un total de 800 millions US au ministère de la Justice et à la Commission des valeurs mobilières américaine.
Cette sympathique société européenne s'est donc réhabilitée aux yeux de la justice des deux continents et poursuit ses activités en toute légalité.
Aux États-Unis, depuis une quinzaine d'années, on compte entre 20 et 40 de ces ententes avec des sociétés multinationales énormes. Le Royaume-Uni, les Pays-Bas, qui ne sont pas réputés fervents de la corruption, ont ce même genre d'outil juridique.
Il faut bien comprendre ce dont il s'agit. Ce n'est pas un vulgaire « deal » sur le coin de la table. C'est une entente exhaustive, détaillée. Ça suppose des aveux, une expulsion de tous les administrateurs ayant participé à la corruption, un mécanisme de surveillance aux frais de la société. Ça suppose le versement d'amendes et de sommes de compensation. Ça suppose surtout une autorisation et une surveillance judiciaires. La poursuite n'est pas rayée, elle est suspendue : si une des conditions n'est pas remplie, la poursuite criminelle et toutes ses conséquences suivront.
Or, les conséquences d'une condamnation criminelle sont le bannissement des marchés publics fédéraux pendant 10 ans. Ça entraîne également une exclusion des contrats de la Banque mondiale.
Tout ça ne touche aucunement les individus responsables de la corruption. On jugera comme on voudra (dans mon cas, sévèrement) les peines infligées aux dirigeants de SNC-Lavalin. Mais ils n'ont aucunement été blanchis. Ces accords ne touchent que l'entreprise.
À part un attachement sentimental à cette firme qui a bâti tant de grands chantiers au Québec et dans le monde, à part la fierté nationale, SNC-Lavalin est une des rares multinationales ayant pignon sur rue à Montréal. Ceux qui y travaillent n'ont rien à voir avec la corruption au plus haut niveau. Si vraiment les strictes conditions sont réunies, un APS n'est donc aucunement une manière d'être mou envers les corrompus ou de passer l'éponge sur des pratiques criminelles.
Les Américains, au contraire, estiment que c'est un outil excellent pour récupérer des sommes volées au public, faire survivre l'entreprise réhabilitée, envoyer un message aux dirigeants (qui eux sont toujours susceptibles d'être condamnés) et préserver des éléments économiques stratégiques.
Doit-on, au nom d'une supposée vertu canadienne bidon, sacrifier SNC-Lavalin ?
Non.
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Une fois cela posé, ça ne veut pas dire que SNC-Lavalin respecterait tous les critères. Comme l'a écrit hier Francis Vailles, on ne sait pas les motifs exacts du refus du Service des poursuites pénales du Canada. Jody Wilson-Raybould les a jugés suffisants pour ne pas utiliser son pouvoir extraordinaire de faire modifier sa décision (ce qui suppose une déclaration publique).
Ça ne veut pas dire non plus que les pressions exercées sur la procureure générale étaient acceptables. Elle les a documentées, détaillées, prouvées. Son témoignage était très solide.
Mais avant d'avoir entendu tous les témoins, je me garderais de conclure au scandale historique ou de pleurer sur ce pauvre Canada.
Même si on en vient à conclure à des pressions indues, elles n'étaient pas destinées à faire accomplir un sombre acte criminel à la procureure générale. Elles visaient un motif légitime, inscrit dans la loi canadienne comme dans beaucoup d'autres lois de pays occidentaux. Et tout cela aurait forcément été fait publiquement et publié obligatoirement.
Non, mesdames et messieurs, ce pays n'est pas au bord du gouffre moral. Et les trains arriveront encore à l'heure. À l'heure allemande, parfois, qui n'est pas moins bonne.