Le chercheur allemand indépendant Adrian Zenz a été l’un des premiers à apporter des indices probants sur l’existence d’un réseau de camps d’internement au Xinjiang, en auscultant les appels d’offres des collectivités publiques de la région autonome. Il a publié, depuis, de nombreux rapports qui révèlent, à partir de la masse de documents en chinois en accès libre, la nature de la politique d’internement de masse et de sinisation en cours depuis 2017. Le chercheur a accordé un entretien au Consortium international des journalistes d’investigation.
C’est très, très important que ces documents datent de 2017, car c’est à ce moment que l’ensemble de la campagne de rééducation a commencé. Et cela montre que, dès le début, le gouvernement chinois avait un plan qui prévoyait de sécuriser les centres « de formation professionnelle », d’enfermer les étudiants dans des centres pendant au moins un an. Et aussi de rendre très difficile l’obtention des bonnes notes qui permettent d’en sortir. Tout le système de gestion [des centres], les sanctions, etc., est très sophistiqué. Il faut noter que le document lui-même indique qu’il est extrêmement sensible et secret.
Je suis très confiant dans le fait qu’il est authentique. Je l’ai analysé en détail. Cela correspond très étroitement à mes propres conclusions en termes de langage, de contenu, de formatage, et j’ai également consulté d’autres experts qui l’ont vérifié.
Le réseau de camps de rééducation a un objectif différent de celui du système pénitentiaire. Il est là pour endoctriner presque toute une minorité ethnique et changer une population entière, en la canalisant à travers ce système spécifique. Il est donc très vaste. Il est également conçu pour trier la population. Certains détenus finissent par être condamnés à une peine de prison et y resteront longtemps. La raison pour laquelle tout finit par du travail est que c’est très cohérent avec l’idéologie communiste, selon laquelle les personnes sont virtuellement libérées des chaînes des traditions et de leurs illusions religieuses en étant soumises au travail.
Les Chinois savent que les Ouïgours ont traditionnellement des relations beaucoup plus étroites avec les peuples musulmans d’Asie centrale ou de Turquie qu’avec les Chinois Han. Les Ouïgours sont culturellement plus proches d’Istanbul que de Pékin. Et par conséquent, Pékin est très préoccupé par l’influence qui se propage en particulier des pays musulmans et des pays arabes aux Ouïgours. Il est bien sûr vrai que dans certains de ces pays, des formes plus radicales d’islam, des idéologies religieuses extrémistes, sont apparues et se sont répandues.
La crainte de l’influence islamiste radicale est au cœur d’une peur plus profonde, d’une influence culturelle générale [extérieure]. Une peur que les Ouïgours soient plus généralement influencés par la culture islamique dominante d’autres pays et régions. Et c’est aussi, je pense, la raison pour laquelle beaucoup des expressions traditionnelles de l’islam au Xinjiang sont interdites et constituent un motif d’envoi en camp. Rien de tout cela n’est toléré, et il existe très peu de distinctions entre la véritable idéologie radicale et ce qui serait considéré comme une expression normale de la religiosité. C’est une peur générique, profonde, de toute idéologie spirituelle.
Cela semble s’être développé avec le temps, car à partir de 2013-2014, on voit des tentatives ciblées de rééducation, par exemple, de jeunes, d’hommes portant la barbe, de femmes portant le voile. Les premières installations consacrées à la rééducation apparaissent à ce moment. En 2015, on constate que des responsables du Xinjiang déclarent que le vrai problème est qu’un certain pourcentage de la population locale est « contaminé ». Disons 10 %, 20 %, 30 %. Et que si nous pouvions « assainir » et transformer ce pourcentage, le reste de la population irait bien car on se serait attaqué aux « influenceurs ».
Dans un sens, ce que Chen Quanguo [le nouveau secrétaire du parti du Xinjiang à partir de l’été 2016] a simplement fait, c’est s’appuyer là-dessus et le mener jusqu’au bout. Il l’a fait à grande échelle. Il a pris 10 % ou plus de la population, en particulier ceux susceptibles d’influencer les autres, c’est-à-dire les hommes, les chefs de famille, les intellectuels, etc., et les a placés dans des camps. Mais le système était déjà en place.