Obscurantisme, bonjour!

Ottawa — tendance fascisante


Richard Shearmur - La récente décision prise par le gouvernement fédéral d’abolir le long questionnaire obligatoire associé au recensement paraîtra, pour beaucoup de personnes, abstraite et technique. Pourtant, il s’agit d’une décision importante qui réduira la connaissance qu’ont les Québécois et Canadiens de leurs sociétés et de leur évolution.
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Cette décision, qui contribuera à accroître notre ignorance, aura des conséquences politiques à long terme: en effet, une société moins informée est une société plus facile à manipuler avec de faux arguments ou à l’aide de la démagogie. De façon plus approfondie, cette décision constitue une attaque faite à l’endroit de la démocratie au Canada, mais une attaque qui risque de ne pas soulever tellement les passions... Cela est bien dommage, et nous tenterons d’expliquer ici pourquoi.
Confidentialité
Pourquoi cette décision est-elle majeure? Deux arguments seront évoqués par les partisans de l’idée. Le premier, émis par un porte-parole du ministre de l’Industrie Tony Clement, concerne la confidentialité. Mais quoi qu’en disent nos ministres, le questionnaire obligatoire menace bien moins notre vie privée que l’utilisation d’un téléphone cellulaire, d’une carte de crédit, ou le formulaire d’impôts. Oui, le questionnaire est obligatoire pour ceux qui le reçoivent: mais cette obligation n’a rien à voir avec une entrave à la vie privée. Elle est nécessaire, car associée au fait que les questionnaires ne sont pas distribués au hasard, mais bien de manière à couvrir l’ensemble des catégories sociales et des territoires. L’obligation de réponse n’a rien de machiavélique ni d’orwellien, mais a plutôt tout à voir avec la collecte d’informations fiables.
Car ces données sont hautement protégées, soyez-en sûrs. D’abord, seulement 20 % des Canadiens y répondent. Comme les bases de données (sauf, peut-être, la base maîtresse gardée sous haute surveillance à Statistique Canada) ne comportent jamais de noms, et rarement des informations géographiques très précises, il est presque impossible de relier les informations à des individus particuliers. Mais si jamais, par hasard, cela arrive, chaque personne qui a accès aux données aura signé au préalable un contrat de confidentialité, aura été sujette à des vérifications de sécurité, et est passible de poursuites criminelles si des informations sont divulguées.
Et comment avoir accès à ces données? Si vous êtes chercheur dans une université reconnue, deux options existent: il vous faut soit aller à Ottawa et les analyser dans les bureaux mêmes de Statistique Canada, soit vous rendre dans un laboratoire sécurisé, supervisé, et isolé de l’extérieur. Toute analyse effectuée est vérifiée par des analystes, et seules des informations d’ordre général peuvent sortir du laboratoire. Bref, par rapport aux informations qui traînent chez votre prestataire de téléphone cellulaire, votre banque ou votre comptable, il est clair que les informations qui font partie du recensement sont hautement protégées et difficilement associables à quelque individu que ce soit.
Valeur
Le second argument porte sur la valeur du recensement. Pourquoi collecter de telles données? Eh bien, nous vivons, selon les dires de notre propre gouvernement, dans une économie du savoir. Or, le savoir n’est que de l’information bien analysée, et le savoir n’a de valeur que si les informations sur lesquelles il est fondé sont valides. Afin de prendre des décisions politiques éclairées, et afin de savoir quelles sont les tendances sociales et régionales au Canada, il faut donc colliger de l’information fiable.
Mais comment obtenir ces connaissances, les plus précises possible, sur telle région ou tel groupe social, sans recensement fiable et représentatif? Comment savoir si la région A s’appauvrit ou si les personnes de type B meurent plus jeunes? Le recensement fournit des informations fiables et représentatives parce que Statistique Canada est une organisation hautement professionnelle qui effectue des efforts immenses et transparents pour assurer qu’elles le soient.
Il semble que cela ne sera plus le cas, car Statistique Canada, avec un questionnaire volontaire, ne pourra plus s’assurer que des répondants de chaque groupe social et de chaque région y répondent. Pour l’instant, le recensement de 2006 pourra encore servir à calibrer les réponses du recensement de 2011. Mais plus on s’éloignera de 2006, moins on aura une image claire de la société québécoise et canadienne, et surtout de ses régions et de ses sous-populations.
D’autres enquêtes
Un dernier argument, précaire lui aussi, sera sans doute avancé pour justifier le questionnaire volontaire: on nous dira qu’il existe de multiples enquêtes, effectuées par Statistique Canada auprès de 10 à 50 000 personnes, qui nous tiennent au courant des multiples évolutions de notre société. Ces enquêtes sont effectivement précieuses. Mais comment être certain que ces petits échantillons nous donnent une image fiable de la société dans son ensemble? Grâce à un calibrage de ces enquêtes, effectué tous les cinq avec le recensement. Si on voit qu’une enquête (volontaire) s’écarte du recensement, on l’ajuste, car le recensement, avec ses questionnaires obligatoires, est moins biaisé. On voit que sans une telle information fiable, sans un bon recensement, même les enquêtes perdent en valeur.
Questionnaire volontaire? Questionnaire obligatoire? En apparence, rien qu’un petit problème, me direz-vous. Mais en réalité, je crois que ces questions touchent le cœur de notre vie démocratique: il faut se demander pourquoi le gouvernement fédéral ne souhaite pas que l’on ait un recensement fiable, ne souhaite pas que l’on se connaisse en tant que société. Est-ce réellement par souci de protection de la vie privée? Ou est-ce parce qu’une société ignorante et qui n’a aucun moyen de se connaître sera plus facilement influençable et plus réceptive à la démagogie?
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Richard Shearmur - Titulaire de la Chaire du Canada en statistiques spatiales et politiques publiques à l’INRS Urbanisation, Culture et Société


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