«Nous, les vaincus»?

IDÉES - la polis


Philippe Saint-Hilaire-Gravel, anarchiste et militant écologiste de 22 ans - S'ouvrant sur ces mots, «Nous, les vaincus, les marmots, les anormaux, les perdus, bref, la jeunesse du Québec, nous», [le Manifeste des dégriseurs->39182] publié récemment dans Le Devoir prétend s'exprimer au nom de ma génération et semble persister dans l'espace public. Puisque peu de répliques sont données au texte dans la génération des principaux intéressés, ainsi faussement représentés, voici un aperçu des raisons qui me font rejeter le contenu du Manifeste et les intentions des auteurs. Il s'agit, pour ma part, de me désolidariser de cette initiative politique qui m'inquiète.
Déjà, en ouvrant leur déclaration, les dégriseurs en excluent les femmes, militantes omniprésentes et centrales de «la jeunesse dynamique» qu'ils entendent représenter: ils ont peur de la honte que les pères légueront aux prochaines générations...
Outre cette omission, qui, je l'espère, est involontaire et irréfléchie, les dégriseurs se posent comme une élite de la pensée jeune, «face à ce monde larvaire, croulant» de vieux et de têtes grises. Pourtant, mépriser le monde que l'on veut changer, c'est ne pas y croire, et ne pas croire, c'est la base de l'échec en idéalisme. Pour espérer susciter l'adhésion, il faut avoir confiance en la capacité des gens de se prendre en main et les écouter; ce ne sera pas une élite libérale, ou autre, qui pourra prendre la destinée commune sous son aile salvatrice. Il faudra un réel mouvement populaire. Les dégriseurs se cantonnent ainsi dans la tendance réformiste qui catalysa la Révolution tranquille, emmenant les Bouchard et les Charest de ce monde au pouvoir.
Se posant en minorité éclairée, victime de la stupide ignorance des masses, les dégriseurs acceptent la prémisse de l'État technique, qui veut gérer les pensées de «sa» population. Ainsi, pour moi, dès les trois premiers paragraphes, les dégriseurs se rangent du côté de l'État technocrate qu'ils prétendent combattre. Ils affirment l'incapacité de la population à se prendre en main face à «un État [qui] se doit d'être un levier permettant au peuple d'apporter des changements collectifs de manière pacifiste et conviviale».
Selon leur vision de l'avenir, (section «Ce que nous devons faire»), il faut éviter la prise de pouvoir sur les ressources naturelles par des groupes de particuliers... alors que ce sont les groupes de citoyens qui, par exemple, s'organisent pour faire face aux extractions des gaz de schiste! La gestion des ressources par les particuliers, ou par des groupes communautaires, est à la base de toutes les revendications du mouvement écologiste-communautaire, et ce, depuis la fin des années 1970!
Que ce soit pour l'exploitation communale des forêts en Abitibi ou pour la gérance citoyenne des déchets, c'est justement la valorisation du territoire, par ceux et celles qui l'habitent, qui est au coeur de la société écologique! De plus, je trouve leurs affirmations particulièrement frustrantes pour les autochtones, qui peuvent, a priori, être considérés comme des groupes de particuliers visant l'appropriation des ressources naturelles face à, disons, Hydro-Québec. Si les dégriseurs soutiennent les démarches centralisatrices de la société d'État envers les peuples qui habitent la terre, alors vraiment ils ont une perspective élitiste et ethnocentrée, ce que, j'espère, la jeunesse qu'ils prétendent représenter désapprouve.
Quant à la prétendue finalité de toute civilisation, la culture, j'aimerais seulement rappeler à ces messieurs que le concept de finalité de la civilisation est propre à l'idéologie du progrès qui nous a menés à l'État technocrate que nous connaissons. C'est avec ce genre d'idées que les Fukuyama de ce monde crient à la fin de l'histoire et font l'apologie de la privatisation, ou encore que les communistes grisonnants prédisent la dictature du prolétariat. Sans disserter sur le sujet, disons que, venant de la part d'auteurs se définissant par opposition aux «idéologies de vieillards, [aux] imaginations grisâtres», je trouve ce recours aux idées d'Adam Smith et Marx dépitant, surtout en guise d'ouverture vers l'avenir.
Pour finir, j'aimerais aussi souligner que les dégriseurs semblent demander un recours accru aux institutions, afin d'assurer la gestion rationnelle des ressources dans le bien-être collectif. Si leur vision du bien-être collectif se résume à une civilisation de la culture dans le confort matériel, je doute fort qu'ils réussissent à changer quoi que ce soit: c'était l'objectif du progressisme éclairé des années 1910 ou encore des sociaux-démocrates qui pensèrent le modèle de l'état keynésien, ce qui n'a pas empêché le cours de l'histoire que nous connaissons.
J'ai bien peur que, à vouloir faire fi des contradictions qui ont façonné les idéologies qu'ils dénoncent, les dégriseurs se prennent les pieds dans les cordes tendues. Ils répètent, justement, les erreurs de leurs pères, pour ne pas dire leurs mères, qui ont fait la Révolution tranquille, à savoir la confiance envers le développement rationnel et les institutions. À vouloir changer de recette sans en changer les ingrédients, on risque fort de répéter l'indigestion. La condescendance et la redondance des propos du collectif m'inquiètent donc énormément.
Voilà pourquoi j'espère que ma génération n'est pas déjà vaincue, avant même d'avoir eu le temps de s'exprimer, ni empêtrée dans les contradictions du système et pompeuse, mais bien consciente des chaînes du développement étatique et centralisé, défiante des forces du capitalisme et prête à aimer le monde qu'elle devra changer.
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Philippe Saint-Hilaire-Gravel, anarchiste et militant écologiste de 22 ans


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