Monsieur Juif

Vigile



Je me souviens tout petit dans ma ruelle, y’avait un homme qui passait régulier toutes les semaines, avec une voiture à chevaux ; souvent, il était avec un enfant, probablement son fils, peut-être même son petit-fils parce qu’il avait les cheveux tout gris.
Il ressemblait un peu au comédien qui chante dans le film : « Un violon sur le toit » ; et nous, nous étions contents quand on le voyait parce que souvent, il nous donnait des bonbons quand il s’arrêtait et on pouvait aussi caresser le cheval. À l’époque, on appelait les gens qui pratiquaient ce métier des guénilloux. Nos mamans se demandaient entre elles : « Cout’ donc, le guénilloux est-tu passé... ? » Aujourd’hui, on dirait des recycleurs.
Il était très gentil et utile monsieur Juif, (comme on l’appelait dans mon quartier) ; les mères lui remettaient des sacs pleins de retailles de tissu, et en retour, monsieur Juif leur donnait un beau 25 sous flambant pour chaque sac. En plus, il ramassait plein de vieilles affaires, toutes sortes de patentes aussi, et rendu au bout de la ruelle, sa voiture débordait... (À l’occasion, ça négociait serré ! toujours pour le plaisir.) Je l’entends encore arriver en faisant sonner sa cloche : « Des guénilles à vendre... des guénilles à vendre... Il ne disait pas : « Avez-vous » des guénilles à vendre ? trop long pour rien.
C’était comme ça. Les affûteurs de couteaux avaient aussi une cloche, et même le vendeur de patates frites : Guéling-guelang... Ces bruits faisaient partie de la vie à Montréal PQ, à la fin de la guerre comme on disait.
Plus tard, un autre monsieur Juif vint à la maison, vendre des sofas ou des frigidaires à tempérament. Pour quelques dollars par semaine, on a pu s’acheter un divan, un vrai frigidaire, une table de salon et un fauteuil. Et encore plus tard, une télévision pour le hockey. C’est mon papa qui était content et aussi toute la famille assise sur le divan en famille.
Tout ça pour dire que monsieur Juif faisait partie de moi, de nous, et qu’il était un bon monsieur et que jamais, d’aussi loin que je me souvienne, je n’ai entendu un adulte parler contre monsieur Juif. Le mot antisémitisme n’existait pas à l’époque dans mon quartier même si, des fois, quand ma mère n’avait pas beaucoup de sous, elle le rabrouait solide : « Bon là, vous repasserez une autre fois... » et monsieur Juif revenait, toujours gentil, toujours souriant, sans jamais penser que ma mère aurait pu ne pas l’aimer à cause de son origine. Il répondait : « Ça fait rien madame, vous me paierez la semaine prochaine... » Et nous, les enfants, on l’aimait bien aussi avec ses barnicles de travers sur le nez et ses bonbons plein les poches...
C’est le souvenir qui m’est resté de monsieur Juif, et c’est à cause de lui que j’ai mis longtemps avant d’en arriver à le détester.
Au début, quand je voyais monsieur Juif se défendre, je me disais... non mais il a le droit ! C’est son nouveau pays, et il a mangé assez de mort comme ça pendant la guerre... il a maintenant acquis le droit de manger de la vie chez lui, en Israël, dans un espace que l’ONU lui a accordé à cause de toutes ses misères noires, et parce qu’à l’époque, les nations se sont dit avec tout l’monde entier et les poètes : Plus jamais ! Je me souviens de cette belle chanson de Jean Ferrat, qu’on taxait à l’époque de communiste. (On dirait aujourd’hui terroriste ) :
Ils étaient vingt et cent
_ Ils étaient des milliers
_ Nus et maigres tremblant
_ Dans leurs wagons plombés
_ Qui déchiraient la nuit...
Plus jamais la mort ! Qu’on disait en commun après la guerre. Plus jamais la... Ouais.
Après, c’a recommencé tranquillement pas vite, comme un mal de cœur, à Sabra et Chatilla d’abord ; et ç’a continué avec la Palestine, et plus monsieur Juif et son gros chum de cowboy écrasaient le monde sous leurs bottes, plus j’avais mal au cœur.
En Irak, j’ai vomi en masse, mais là... au Liban, c’est vraiment le bout d’la mort ! Ça n’arrête plus : Pis ça fait mal en tabarnak tout l’temps. Et plus ça fait mal, plus ma haine pour monsieur Juif et son gros chum de cowboy grandit, même que je ne me reconnais plus.
Jamais j’aurais pensé qu’un truc comme ça pouvait m’arriver un jour. Je ne veux pas de cette senteur de mort, je n’aime pas cette odeur de charnier ; c’est comme si mon cœur avait mauvaise haleine, même qu’il me vient parfois des arrière-goûts de meurtre contre monsieur Juif, et je suis certain que si l’un de mes petits-fils était mort au Liban ou en Palestine, je passerais le reste de mes jours à tenter de faire sauter des monsieurs Juifs tout partout dans le monde, et même des enfants de monsieur Juif, pour que ça lui fasse aussi mal qu’à moi.
Et dans cette spirale de la haine, on pourrait s’étrangler encore mille ans dans nos bras en chantant à’ mort...
Ils étaient vingt et cent
_ Ils étaient des milliers...
Mais nous avons mal quand même ! N’est-ce pas monsieur Juif ????
Guéling guelang !
André Vincent


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