Figure centrale de la vie intellectuelle française, Mathieu Bock-Côté analyse en profondeur pour *Valeurs actuelles* les enseignements de la crise du coronavirus. Identité, vivre-ensemble, mondialisme : “la pandémie n’annule pas les autres crises qui traversent nos sociétés mais les radicalise” explique le sociologue Québécois. Entretien.
Valeurs actuelles. Depuis le début de la crise du coronavirus, de nombreuses informations circulent sans que l’on sache toujours ce qui est vrai ou faux. Le gouvernement lui-même a d’abord rassuré les Français avant de leur reprocher leur légèreté. Est-il possible que nous vivions actuellement un moment décisif dans la perte de confiance totale et irréversible du peuple dans la parole publique, qu’elle soit politique ou médiatique ?
Mathieu Bock-Côté. La confusion est totale, parce que le brouillard est complet . Certains chercheurs sont en droit de dire qu’ils avaient annoncé une pandémie de ce genre, mais globalement, nos sociétés ne s’attendaient à rien de tel, même si on peut croire qu’à travers certaines œuvres dystopiques, elles se rappelaient la possibilité jamais complètement étouffée d’un dérèglement majeur de l’ordre social, aboutissant à une situation de moins en moins maîtrisable, ouvrant une brèche dans les digues symboliques qui permettent normalement de contenir et de refouler certaines pulsions destructrices. On pouvait s’attendre à ce que la mondialisation frappe un mur tôt ou tard, que le système se grippe, se dérègle, mais rares étaient ceux qui imaginaient une crise semblable, qui semble venue d’un autre âge, et qui fait remonter à la surface les peurs primitives de l’humanité. Notre système mental n’était pas configuré pour imaginer un tel bouleversement, et aujourd’hui, nous imaginons à peine comment en sortir. Nos sociétés étaient-elles préparées à cette pandémie? La réponse est simple: non. Il faut ajouter qu’elles ne pouvaient naturellement pas l’être parfaitement. Le tragique qui resurgit n’entre jamais dans les plans préparés à l’avance. Il prend inévitablement le visage de l’immaîtrisable.
Alors les pouvoirs publics, partout, tâtonnent, et on ne saurait en soi le leur reprocher. L’art politique est un art de l’improvisation, surtout en situation de crise, quoi qu’en disent ceux qui n’ont jamais cessé d’entretenir un fantasme technocratique, qui n’est rien d’autre qu’un rationalisme extrême étranger aux contradictions consubstantielles à la nature humaine et à son déploiement dans la cité. Mais les pouvoirs publics devraient toutefois veiller à ne pas se contredire trop ouvertement, comme s’ils versaient dans l’amateurisme. C’est malheureusement ce qui s’est passé. La veille, on résistait au virus en terrasse et en allant au théâtre. Le lendemain, on devait se confiner et sortir avec une attestation administrative. Autre exemple: la même journée, il fallait aller voter et rester chez soi. Cette confusion inaugurale a fragilisé la crédibilité du pouvoir à un moment où il devait affirmer à la fois sa légitimité et son efficacité – on ajoutera qu’elle s’est poursuivie autour de la question du masque, décrété inutile pendant quelques semaines, et nécessaire mais manquant depuis peu. On comprend la perplexité du commun des mortels, qui veut bien suivre les consignes, à condition de savoir lesquelles dureront plus de quelques jours.
L’art politique est un art de l’improvisation, surtout en situation de crise, quoi qu’en disent ceux qui n’ont jamais cessé d’entretenir un fantasme technocratique.
Le politique est dès lors rappelé à sa fonction protectrice. Il ne doit plus «adapter» des populations récalcitrantes à la mondialisation mais les défendre contre son dérèglement. Nous passons de l’imaginaire du progrès, qui se déploie à travers la technique et l’économie, a celui du tragique, qui est proprement politique. N’importe qui naviguerait à vue en ce moment – et le souci de ne pas susciter la panique dans la population est honorable. La transparence absolue ne sert pas toujours l’intérêt général. Mais si le peuple sent qu’on le manipule, il fait mentalement sécession et entre dans un état d’esprit insurrectionnel. Une société à la recherche d’un pouvoir fort pour affronter une crise et qui ne le trouve pas peut entrer en déroute assez rapidement. Nous sommes dans une situation d’exception.
Théoriquement, le pouvoir devrait transcender les divisions ordinaires et l’union nationale est une nécessité vitale – la chose est toutefois particulièrement difficile dans une société déjà extrêmement divisée. Mais l’union nationale ne doit pas être à géométrie variable. Tous doivent s’y rallier, mais on ne saurait en exclure certains courants politiques sous prétexte qu’ils portent une mauvaise étiquette. Cela dit, l’appel à l’union sacrée, chez vous comme chez nous, ne devrait pas abolir le travail de l’intelligence. Le désaccord profond n’est pas nécessairement la marque d’un esprit séditieux.
Le président français a aussi expliqué qu’il faudra demain « tirer les leçons du moment que nous traversons », sans en dire plus. De quoi s’agit-il selon vous ?
J’ignore quelles leçons il veut tirer mais certaines me semblent évidentes pour tous : la logique de la mondialisation se retourne clairement contre les peuples qui s’y étaient soumis au point de vouloir presque s’y dissoudre, comme s’ils devaient renoncer à la définition de leur propre intérêt collectif — le “souverainisme” était associé à “l’extrême-droite” et la simple défense de l’exception culturelle était un marqueur de la pensée réactionnaire. En ce moment, nous constatons le prix à payer pour la désindustrialisation des sociétés occidentales...