En 2007, Serge Genest a touché le gros lot en revendant à la société française Areva ses intérêts dans des claims d’uranium, dans le Nord-du-Québec. Mais il a dû partager la cagnotte avec son vieux camarade de prospection, Claude Caillat, géologue français... chez Areva. Pour camoufler l’apparence de conflit d’intérêts, plus de 18 M$ (12 M€) ont alors disparu dans les paradis fiscaux. Dans quelles poches? Les autorités enquêtent.
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Les géologues Serge Genest et Claude Caillat ont vécu ensemble une vie d’aventuriers dans les années 1980, puis 2000. Leur quête d’uranium les a amenés aux quatre coins de la toundra québécoise. Ils ont partagé la tente de prospecteur, les tâches de la vie de campement et les corvées de bois de chauffage.
En août 2005, ils se sont envolés pour les monts Torngat, bordés par la frontière du Labrador et l’océan Atlantique. Des cartes du gouvernement laissaient penser que le secteur regorgeait d’uranium, dont le prix recommençait justement à grimper.
«On a loué un petit hélicoptère, un Bell 206... C’est le plus cheap qu’on puisse trouver, raconte Caillat dans un interrogatoire à la Cour canadienne de l’impôt. On avait un pilote qui était vraiment un cowboy et conduisait de façon incroyable.»
Les deux géologues avaient un détecteur de radiations médiocre – un scintillomètre. Pour trouver l’uranium, ils devaient voler à seulement 30 mètres au-dessus du sol, malgré les bourrasques et le relief assassin des Torngat. C’est dans ce secteur que se trouve le plus haut sommet du Québec, le mont D’Iberville.
Après une semaine d’exploration, l’aiguille du scintillomètre s’est emballée.
«J’ai dit: “Écoutez, posez-vous, c’est incroyable, j’ai des radiations extraordinaires!”» raconte Caillat.
Bingo. «Nous avons découvert ce qui s’est avéré le plus important indice uranifère en surface au Québec», résume Genest dans un autre document de cour. Ils l’ont baptisé «CAGE», pour Caillat et Genest.
Eldorado nordique
Avec cette découverte, Genest va devenir multimillionnaire. Car, contrairement au Français Claude Caillat, il n’est pas employé du géant de l’atome, mais travaille à contrat. Une partie de sa paye se fait en actions. Il acquiert ainsi 10 % d’Uranor, la filiale québécoise d’Areva qui finance l’expédition.
Avec la découverte de CAGE, les actions d’Uranor valent une fortune aux yeux de la société française, qui ne veut pas partager. En 2007, prise de panique devant la hausse vertigineuse du cours de l’uranium, Areva tient mordicus à racheter ses parts à Genest. Son vieux compagnon d’exploration, Claude Caillat, s’implique dès le début dans les discussions, selon les documents qu’a rassemblés notre Bureau d’enquête.
Genest est gourmand. Il demande d’abord 60 M$ US en 2007 pour ses 10 % d’Uranor. Un tel montant implique que la petite compagnie vaudrait 600 M$, soit 445 M€ !
À Paris, certains cadres jugent que c’est cher payé pour quelques claims isolés en pleine toundra québécoise, où aucun forage n’a encore eu lieu.
Une «équipe spéciale» supervise les négociations. Elle travaille sous la direction du vice-président aux acquisitions d’Areva Mine, le Belge Daniel Wouters, aujourd’hui soupçonné de corruption en France après l’acquisition catastrophique d’une autre compagnie, Uramin.
Conflit d’intérêts
Après des négociations tendues, Genest accepte finalement de vendre ses parts pour 47 M$ canadiens (31 M€). Trois mois plus tard, il remercie son vieil ami Caillat en partageant ses millions avec lui. Mais il doit agir discrètement.
Un fiscaliste montréalais enregistre alors un trust en Nouvelle-Zélande au nom du géologue français et de sa famille. Genest lui verse 18,3 M$, dans un compte de la banque suisse UBS au Luxembourg.
Ni l’un ni l’autre ne paye un sou d’impôt sur les millions d’Areva. D’ailleurs, le fisc veut aujourd’hui sa part: Revenu Canada réclame 10,8 M$ à Genest.
«Comme Claude (Caillat) travaillait toujours pour le compte d’Areva, il fallait le mettre à l’abri de soupçons potentiels même s’il n’y a jamais eu de corruption ou de malversation», affirme Genest dans un affidavit produit à la Cour canadienne de l’impôt.
En entrevue, il confirme: «J’ai essayé de trouver une façon de le récompenser sans l’exposer, parce que je n’ai pas envie qu’il fasse de la prison, c’est un chum!»
Mais où sont les millions d’Areva?
Depuis 2007, le gros de l’argent s’est volatilisé. Caillat a déclaré sous serment qu’il avait perdu plus de la moitié de la somme dans de mauvais investissements. Près de 10 M$ envolés en fumée en sept ans !
En entrevue, il renie cependant cette déclaration. L’ancien géologue, qui passe sa retraite à écrire des romans et à retaper une vieille ferme dans l’Isère, près de Grenoble, assure aujourd’hui qu’il ignore comment l’argent a disparu. «Je ne sais pas du tout où sont passés les fonds, assure-t-il. Vous savez, ces montages financiers, ça me dépasse totalement!»
Après la publication d’un premier article de notre Bureau d’enquête à ce sujet, Areva est entrée en contact avec Caillat. «Ils veulent savoir si j’ai facilité l’achat des actifs de Genest, dit-il. Mais à mon niveau, c’était impossible que je favorise des choix dans un sens ou dans l’autre.»
Une porte-parole parisienne de la société d’État assure qu’Areva ignorait tout du paiement de 18,3 M$ de Genest à son géologue. «Afin que toute la lumière soit faite sur cette affaire, nous avons pris la décision de porter plainte.»
Quant à Caillat, il se doute bien que les autorités françaises s’intéressent à ses comptes. «C’est certain qu’il va y avoir une enquête sur mon cas, dit-il. Elle démontrera que je suis loin d’être millionnaire.»
Gestionnaires en eaux troubles
Quand Serge Genest a reçu ses 47 M$ d’Areva en 2007, un avocat fiscaliste montréalais lui a permis de ne pas payer un sou d’impôt. Stéphane Saintonge, condamné pour fraude fiscale en 2012, avait mis sur pied la compagnie Uranor au Québec. La structure a permis de maximiser les crédits d’impôt qu’Areva a touchés en faisant de l’exploration minière dans la province. Trop, même, au goût du gouvernement: Revenu Québec réclame aujourd’hui plus de 10 M$ en crédits d’impôt accordés en trop à Areva.
Saintonge a aussi créé le trust en Nouvelle-Zélande au nom de la famille de Caillat, où furent versés les millions que lui avait promis Genest.
L’avocat fiscaliste est un habitué des gros transferts de fonds discrets et des montages fiscaux, disons... originaux.
Saintonge a payé une amende de 840 000 $ en 2012 pour avoir aidé un client à réclamer frauduleusement des crédits d’impôt pour des dons d’œuvres d’art.
Par le biais d’une fiducie, l’avocat est actionnaire d’une compagnie qui se retrouve dans les Panama Papers. Les données diffusées par le Consortium international des journalistes d’enquête (ICIJ) démontrent que son entreprise, Tundra Finance inc., représente deux obscures sociétés enregistrées aux Seychelles par Mossack Fonseca. Ce cabinet a aidé des milliers de compagnies à blanchir de l’argent et à faire de l’évasion fiscale. Rien n’indique cependant que Tundra a aussi servi à cette fin.
Saintonge a aussi aidé le fils adoptif du dictateur congolais Denis Sassou-Nguesso à transférer de l’argent à Montréal, rapportait La Presse en septembre 2015.
Joint par notre Bureau d’enquête, Saintonge refuse de donner des précisions sur les montages fiscaux qu’il a réalisés pour Areva, Genest et Caillat. «Je ne peux pas parler, je suis soumis au secret professionnel.»
Luxembourg
Les documents officiels sur le trust de Caillat portent aussi la signature de Fabien Zuili. En 2007, il était copropriétaire de la banque privée MZ Finance, au Luxembourg.
Ensemble, Saintonge et Zuili ont géré au moins deux autres trusts néo-zélandais, selon les registres publics en ligne. Ces structures sont réputées pour leur opacité.
En entrevue, l’ancien financier luxembourgeois dit n’avoir aucun souvenir du mandat qu’il a réalisé pour Caillat et ajoute être «tenu par le secret bancaire».
Il se dit toutefois abasourdi d’apprendre que les fonds du trust auraient fondu de 18,3 M$ (12,2 M€) à 4,9 M€, comme l’a déclaré son ancien client. «Ça me paraît énorme!» lâche Zuili. En principe, cet argent était pourtant sous sa gestion, selon les documents déposés à la Cour canadienne de l’impôt.
Son associé majoritaire à l’époque dans MZ Finance, Jean-Christophe Montant, réserve aussi ses commentaires. «Le jour où la justice souhaitera me poser des questions, elle me posera des questions!»
En 2011, MZ Finance a été rachetée par une filiale du fonds de Dominique Strauss-Kahn, LSK & Partners, aujourd’hui soupçonnée de faillite frauduleuse.
Les millions d’Areva dans les paradis fiscaux
Quand il reçoit ses 47 M$ (32 M€) d’Areva en 2007, Serge Genest ne paye aucun impôt sur son gain en capital et «récompense» son «ami» Claude Caillat, un employé de la société d’État française.
Pour camoufler l’apparence de conflit d’intérêts, les millions d’Areva entreprennent alors leur voyage dans les paradis fiscaux, sous le contrôle de gestionnaires aux trois coins du globe.
➢ 2007:
♦ La femme de Genest verse 63 448 $ (42 500 €) en argent liquide à Caillat, qui rapporte l’argent en France en plusieurs voyages. «Pour pouvoir passer la frontière, il fallait que j’aie moins de 10 000 $ à l’aéroport», précise-t-il en entrevue.
♦ Le CAGE Trust est créé en Nouvelle-Zélande, au nom de la famille Caillat. La compagnie 9183-4564 Québec inc., de Genest, y verse 18,3 M$. À la Cour canadienne de l'impôt, Caillat et Genest évoquent pourtant un autre montant: 17 M$.
♦ Les gestionnaires (trustees) des fonds sont:
• l’avocat fiscaliste Stéphane Saintonge à Montréal
• le banquier privé Fabien Zuili, de MZ Finance, au Luxembourg
• Carolyn Ward Melville. Selon les registres publics, elle a occupé la position de «directrice» dans plus de 800 entreprises de Nouvelle-Zélande.
♦ Les fonds sont déposés dans un compte de la banque suisse UBS, au Luxembourg.
♦ Selon son interrogatoire sous serment, Caillat se rend plusieurs fois au Luxembourg pour retirer un total de 100 000 €. En entrevue, il revient sur cette version et dit finalement n’avoir pas retiré plus de 30 000 €.
➢ 2008:
♦ «UBS a voulu se débarrasser de certains clients», explique Caillat en interrogatoire hors cour. Les fonds sont transférés à la banque EFG, en Suisse.
➢ 2011:
♦ Les fonds sont transférés dans un compte d’EFG à Hong Kong.
➢ 2012 ou 2013:
♦ Il ne reste que 4,9 M€ (6,4 M$ à l’époque) dans le trust, selon Caillat. Il décide de transformer les fonds en police d’assurance invalidité auprès de la compagnie anglaise Cotswold.
Daniel Wouters, négociateur de désastres en série
L’obscure transaction Uranor a plusieurs points en commun avec une série de scandales miniers qui ont ruiné la française Areva, dont l’énorme fiasco Uramin. Le même homme a piloté les deux transactions: Daniel Wouters, qui fait actuellement l'objet d'une enquête en France.
En tant que vice-président aux acquisitions d’Areva Mine, ce spécialiste belge de la finance minière était à la tête d’une «cellule spéciale» chargée d’acheter des gisements, à tout prix.
C’est cette cellule opaque qui a négocié l’acquisition d’Uramin pour 1,8 milliard d’euros en mai 2007. Le même mois, c’est aussi cette équipe qui a conclu le rachat des actions d’Uranor.
«Dans cette cellule, tout était top secret parce que, évidemment, s’il y avait des fuites, ça pouvait faire monter les enchères», raconte Claude Caillat dans une déclaration assermentée devant la Cour canadienne de l’impôt.
Neuf ans plus tard, les claims d’Uramin en Afrique, tout comme ceux d’Uranor, n’ont jamais produit un seul kilo d’uranium et Areva a perdu des milliards.
En France, les autorités soupçonnent Wouters d’avoir tiré un profit personnel de cette catastrophe, selon le quotidien Libération. Lors d’une perquisition à son domicile en 2014, la brigade financière a découvert que les anciens actionnaires d’Uramin avaient investi dans une de ses entreprises.
Wouters aurait-il profité des millions qu’Areva a dépensés en pure perte au Québec? Joint par notre Bureau d’enquête, il n’a pas voulu répondre à cette question. «Je ne me souviens plus du tout d’Uranor, donc je suis bien en peine de vous répondre d’une manière ou d’une autre.»
Avancée majeure pour l’enquête
Les révélations du Journal sur Uranor pourraient faire avancer considérablement l’enquête en cours en France sur Areva, selon l’investigateur privé ayant révélé les scandales miniers touchant la société d’État.
«Le cas d’Uranor permet de démontrer qu’il y avait bien un système pour détourner des fonds dans les paradis fiscaux», dit Marc Eichinger, qui a produit un rapport sur le scandale Uramin pour la direction d’Areva.
Les documents déposés à la Cour canadienne de l’impôt sur Uranor permettent de suivre les 18,3 M$ (12,2 M€) dans les paradis fiscaux après la transaction, du Québec à un trust en Nouvelle-Zélande, en passant par le Luxembourg, la Suisse et Hong Kong.
Reste à savoir pourquoi et comment ces sommes se sont évaporées depuis 2007, et qui les a dépensées au juste. C’est ce que la Brigade financière et TRACFIN, l’organisme français chargé de lutter contre le blanchiment d’argent, tenteront d’élucider.
►Si vous avez de l’information au sujet d’Uranor et d’Areva, joignez Hugo Joncas: 1 438 396-5546 ou hugo.joncas@quebecormedia.com
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