Courriers électroniques, conversations téléphoniques, rien n’échappe à l’œil et aux grandes oreilles de Big Brother. Pour avoir révélé la surveillance illicite dont sont l’objet tant les citoyens américains que les ressortissants des autres nations, dans le cadre du programme secret de l’Agence de sécurité nationale (NSA en anglais) appelé Prism, l’ex-consultant informatique de la NSA Edward Snowden, pourchassé par Washington, vit reclus dans la zone internationale de l’aéroport de Moscou depuis le 23 juin. Toutefois, c’est le 29 juin, à quelques jours de l’ouverture des négociations pour un accord de libre-échange entre l’Europe et les Etats-Unis, très contestable et peu contesté (ses inconvénients ne se résumant pas à la seule exception culturelle réclamée par Paris), qu’éclate une véritable bombe : après avoir eu accès à un document classé « strictement confidentiel » que lui a confié le fugitif, l’hebdomadaire allemand Der Spiegel révèle que « nos amis américains » ont aussi visé des représentations de l’Union européenne (UE) à Washington et à l’ONU, ainsi qu’à Bruxelles. D’après ce document, le dispositif a permis d’infiltrer les réseaux informatiques de l’UE et de placer des systèmes d’écoute dans ses bureaux, y compris dans l’immeuble du Conseil européen où les chefs d’Etat disposent, théoriquement, de lignes téléphoniques sécurisées.
« Si elles se confirment », ces allégations « porteront un coup terrible » aux relations entre les deux continents, a estimé le 1er juillet le président du Parlement européen Martin Schulz. Ce genre d’argument n’a guère convaincu un certain nombre de ses « collègues », qui ont réagi en ordre aussi prudent que dispersé. Au sommet du branlant édifice, ni Herlan Van Rompuy, le président du Conseil, ni José Manuel Barroso, le chef de la Commission, ne se sont permis le moindre commentaire déplacé à l’égard des patrons du cirque. En ce sens, l’union demeure fidèle à l’attitude adoptée en 2010, lorsque fut dénoncé l’espionnage par la police politique colombienne – le Département administratif de sécurité (DAS) – de résidents colombiens exilés en Belgique (et dans les pays limitrophes), de plusieurs organisations non gouvernementales (ONG), de défenseurs des droits humains et… de parlementaires européens : un traité de libre-commerce avec Bogotá étant en gestation, mutisme total et impunité [1]
Fort heureusement, au milieu des silences et de quelques colères surjouées, une voix prophétique s’est élevée : tout comme, pendant sa campagne électorale, et défiant les forces du mal, il avait courageusement clamé « mon adversaire c’est le monde de la finance » (avec les résultats que l’on connaît), le président « socialiste » français François Hollande a crânement demandé aux Etats-Unis, le 1er juillet, qu’ils cessent « immédiatement » leur espionnage de l’Union européenne. « Nous ne pouvons pas accepter ce type de comportement entre partenaires et alliés », a-t-il souligné. Très actif sur le dossier, il s’est exprimé une nouvelle fois sur l’affaire deux jours plus tard et, provoquant le triomphe du rêve sur la mesquine réalité, a souhaité « une position coordonnée des Européens » face à ce programme d’espionnage « supposé » des Etats-Unis.
« Moi président », comme on l’appelle parfois (souvenir d’une campagne électorale placée sous le signe de « la gauche revient »), n’a pas plaidé dans le vide. Comme il le souhaitait, et lui-même se situant à la pointe du combat, la position des Européens a effectivement été « coordonnée ».
Dans la nuit du 2 juillet, alors que le président de l’Etat plurinational de Bolivie, Evo Morales, repartait dans son pays depuis le territoire russe où il avait participé au IIe Sommet des pays exportateurs de gaz, son Falcon 900 immatriculé FAB 001 a dû atterrir en urgence à Vienne (Autriche). Trente minutes avant qu’il ne se pose pour une escale technique à Lisbonne, les autorités portugaises avaient fait savoir à l’équipage que l’autorisation d’atterrissage lui était refusée « pour raisons techniques » – sans expliquer lesquelles, l’appareil ayant effectué sans problèmes une escale de ce type à l’aller, le 30 juin. Immédiatement après, était arrivée une notification des autorités françaises lui interdisant le survol du « pays des droits de l’homme », pourtant préalablement octroyée. L’Espagne et l’Italie suivirent. Explication : on suspectait la présence à bord du dangereux Snowden, celui-là même qui a dénoncé l’agression dont l’Europe est victime de la part de son formidable « allié ».
Depuis Moscou, le dissident américain a en effet adressé des demandes d’asile à vingt-et-un pays, dont la France – « qui ne l’a pas reçue » ! A l’instar du chef d’Etat équatorien Rafael Correa – lequel abrite déjà une autre bête noire du Département d’Etat, Julian Assange, dans son ambassade londonienne [2] –, le président vénézuélien Nicolas Maduro, tout comme Evo Morales, ne se sont pas montrés fermés à l’examen de la requête. Ce qui a déjà valu à Correa, en cas de passage à l’acte, des menaces de représailles économiques provenant de Washington – menaces rejetées avec autant de fermeté que de dignité [3].
En totale violation des règles du trafic aérien international et, plus scandaleux encore, de la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques, qui détaille les principes de l’immunité dont jouissent les ambassadeurs et les chefs d’Etat, le président bolivien, élu le 6 décembre 2009 avec plus de 64 % des voix, a été littéralement séquestré à Vienne par les complices des services de renseignement américains, pseudo « police du monde » quand ils en sont l’un des principaux délinquants. Sans guère émouvoir ces tartuffes européens et leur démocratie frelatée, le secrétaire d’Etat John Kerry ne rappelait-il pas, le 18 avril, devant le Comité des affaires extérieures de la Chambre des représentants, que l’Amérique latine demeurait, plus que jamais, « l’arrière-cour des Etats-Unis » ?
Qui, déshonorant la France, a prix une telle décision ? « Moi président », depuis l’Elysée ? Le locataire du ministère de l’Intérieur, Manuel « Sarko » Valls, le plus droitier des « socialistes » ? Le responsable des Affaires étrangères, FSG (dit aussi Fabius Saint-Germain, racheté par le Qatar, comme le PSG) ? En attendant les explications qu’exige la raison, nul ne le sait. Le matin du 3 juillet, l’effarement le plus total régnait au sein du Département « Amérique latine » du Quai d’Orsay. Les hypothèses étaient tellement variées qu’on peut en déduire que personne n’avait la moindre idée de ce qui se passait. Incrédule, un diplomate avançait un semblant d’explication : « Les services de renseignements américains et français sont tellement imbriqués que les injonctions de Washington ont pu être exécutées automatiquement, sans que ne nul, y compris au niveau politique, ne soit consulté. » Vous avez dit République bananière ?
Ce même 3 juillet néanmoins, et devant le début de scandale international, le gouvernement français a finalement autorisé l’avion présidentiel bolivien à survoler le territoire national. Le Portugal et plus difficilement l’Italie en ont fait autant. Se croyant encore au temps de la conquista, et Evo Morales étant Indien, le gouvernement de Mariano Rajoy a, dans un premier temps, exigé de pouvoir fouiller l’appareil, au mépris de toute norme légale, s’il se posait en Espagne. Après consultation de Washington, il a finalement autorisé une escale technique dans les îles Canaries, permettant à l’aéronef de refaire le plein de combustible avant de s’envoler, enfin, vers la Bolivie.
Plus qu’une humiliation infligée à Evo Morales, l’incident s’apparente à une agression de l’Amérique latine, et en particulier de ses Etats les plus progressistes. Tandis que dans les capitales voisines se multipliaient les déclarations incendiaires, à La Paz, au sens propre cette fois, des drapeaux français ont été brûlés par des centaines de manifestants.
L’Amérique latine attend maintenant des explications – et des excuses – du gouvernement français (et de ses homologues italien, espagnol et portugais). A Paris, s’agit-il d’un inquiétant dysfonctionnement qu’une sanction exemplaire devra châtier ou de l’attitude d’un pouvoir servile incapable de désobéir aux ordres de la Maison Blanche, au mépris de ses propres intérêts ? A moins que, en lien avec l’impérialisme dénoncé de l’autre côté de l’océan, on ait affaire à une opération d’intimidation destinée à ceux qui, demain, seraient tentés d’accueillir le dissident américain. Car, et quand bien même celui-ci aurait voyagé dans l’avion d’Evo Morales… « Ceux qui sont affectés par les pratiques qu’a révélé Snowden sont les pays européens, principalement la France, a observé le vénézuélien Alí Rodríguez, secrétaire général de l’Union des nations sud-américaines (Unasur) : au lieu de réagir contre ceux qui les agressent, ils s’en prennent de manière absurde au président d’un pays souverain, en l’occurrence celui de la Bolivie. »
Pour l’instant, Paris s’est contenté d’un communiqué du porte-parole du ministère des Affaires étrangères, Philippe Lalliot : « Le ministre [Laurent Fabius] a téléphoné à son homologue bolivien pour lui faire part des regrets de la France suite au contretemps (sic !) occasionné pour le président Morales par les retards (re-sic) dans la confirmation de l’autorisation de survol du territoire par l’avion du président. »
Un peu court, en matière d’éclaircissements.
Les petits chiens de l’Oncle Sam
Maurice Lemoine
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