Les multiples visages de Michael Ignatieff

Ignatieff - le PLC et le Québec



Quand Stephen Harper a traversé le parquet de la Chambre des Communes pour serrer la main de Michael Ignatieff après le vote crucial en mai 2006 sur la prolongation de la mission canadienne en Afghanistan, il saluait le fait que, sans les efforts de ce dernier pour rallier un certain nombre de députés libéraux, le Parlement aurait majoritairement voté contre la poursuite de l’aventure afghane, le NPD, le Bloc Québécois et une grande partie du caucus québécois du Parti libéral s’y y étant opposés.
À Washington, on a également dû pousser un long soupir de soulagement. Depuis la décision du gouvernement Chrétien de ne pas participer à la guerre en Irak, le Parti libéral semblait s’être irrémédiablement engagé sur une voie pacifiste. Cela était particulièrement vrai pour sa section québécoise, influencée par les mobilisations contre la guerre en Irak qui ont été parmi les plus importantes au monde avec plus de 200 000 personnes dans les rues de Montréal par des températures de moins 30 Celsius.
Qu’il ait fallu un professeur de Harvard, absent du Canada depuis une quarantaine d’années, pour reprendre les choses en main au sein du Parti libéral n’est sans doute pas le fruit du hasard. D’autant plus que sa rentrée a été méticuleusement organisée par sa coterie au sein du Parti libéral, au point de manipuler grossièrement l’assemblée d’investiture dans la circonscription de Etobicoke-Lakeshore, de façon à écarter les candidats de l’importante minorité ukrainienne qui se considéraient insultée par des déclarations antérieures de cet petit-fils d’un ministre tsariste, le comte Paul Ignatieff.
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Des ruptures qui propulsent sa carrière
Michael Ignatieff avait préparé le terrain par une rupture avec l’intelligentsia « libérale » – au sens américain de « progressiste » – de la Côte est en appuyant, dans un article publié dans le Sunday Magazine du New York Times, [la guerre de George W. Bush en Irak->8033] et en trouvant des vertus à la pratique de la torture alors qu’il était directeur du Carr Center of Human Rights Policy à Harvard.
Ce n’était pas la première rupture de Michael Ignatieff avec des idées de gauche. En 1984, alors qu’il habitait l’Angleterre, il s’était dissocié de son groupe d’amis de tendance socialiste du History Workshop en signant un article dans le New Statesman condamnant la grève des mineurs dirigée par Arthur Scargill contre le gouvernement de Margaret Thatcher. Sa carrière de journaliste, d’écrivain et de présentateur sur les ondes de la BBC avait alors pris son envol.
Les membres du History Workshop ont raconté au journaliste Michael Valpy du Globe and Mail (26 août 2006) qu’au même moment le mariage de Michael Ignatieff avec Susan Barroclow avait commencé à battre de l’aile et que, selon eux, cela n’était pas étranger aux origines ouvrières de cette dernière.
Auparavant le couple Ignatieff-Barrowclow avait habité Vancouver et Mme Barrowclow, alors à l’emploi de la Cinémathèque canadienne, s’était fait remarquer par son érudition cinématographique et sa connaissance de l’œuvre du cinéaste québécois Jean-Pierre Lefebvre.
Après son divorce avec Susan Barrowclow, Michael Ignatieff épousera quelques années plus tard, en 1999, la britannique d’origine hongroise Suzanna Zsohar, directrice du département de publicité à la BBC.
Quand sa carrière londonienne a décliné, Ignatieff a plié bagages, retraversé l’Atlantique et s’est retrouvé directeur du Carr Center of Human Rights Policy à Harvard. Il a publié des articles dans les revues américaines les plus prestigieuses et s’est intégré à l’élite politique de la Cote est. Les journalistes racontent qu’il lui est aujourd’hui plus facile de rencontrer les proches conseillers d’Obama – comme Richard Hoolbrooke, l’envoyé spécial du président en Afghanistan – que cela ne l’est pour le premier ministre Stephen Harper. Cela n’est pas étranger au fait qu’avec l’élection d’Obama l’élite de la Cote est soit à nouveau dans les officines du pouvoir pour la première fois depuis l’époque de John F. Kennedy.
C’est donc pour faire oublier sa longue absence du Canada, et le fait qu’il était à ce point intégré à l’élite américaine qu’il commençait ses articles par « Nous, les Américains », qu’il a décidé de raconter l’histoire de ses ancêtres maternels en publiant [Terre de nos aïeux, quatre générations à la recherche du Canada->19343] (Boréal).
Ses aïeux ne sont pas les nôtres
Son arrière-grand-père maternel, George Monro Grant, marié à la fille de l’un des fondateurs de la Banque de Nouvelle-Écosse, fut un des plus chauds partisans de l’entrée de la Nouvelle Écosse dans la Confédération. Mais il s’est surtout distingué pour avoir pris part en 1872 à la première expédition canadienne qui a traversé le Canada, de Halifax à Victoria, pour établir le tracé du premier chemin de fer transcontinental. Il a consigné le récit de ce périple dans un livre intitulé Ocean to Ocean dont Michael Ignatieff nous dit qu’il « marque un jalon dans notre conscience nationale ».
George Monro Grant ne pouvait ignorer la rébellion de Louis Riel de 1869. Michael Ignatieff résume la situation de la façon suivante : « Grant souhaitait que des fermiers blancs et anglophones s’installent dans l’Ouest. Riel, lui, voulait que l’Ouest soit francophone et métis et autochtone. C’est le rêve de Ocean to Ocean qui l’a emporté. » Quelques années plus tard, en effet, la voie ferrée permit aux troupes fédérales d’écraser la deuxième rébellion menée par Louis Riel.
Croyant que la survie du Canada dépendait de la solidité de ses liens avec l’Empire britannique, Grant répondit en 1898 à l’appel de la Grande-Bretagne pour mater la rébellion des Boers en Afrique du Sud.
Quelques années auparavant, lors d’un voyage dans ce pays, Grant avait été révulsé par la haine raciale des Boers envers la majorité noire, mais il exprimait néanmoins sa sympathie pour les Boers parce qu’il projetait, nous dit Ignatieff, « l’image des robustes colons qui s’installaient dans les Prairies du Canada ». Mais lorsque les Boers s’en prirent aux biens des Britanniques, Grant décréta qu’il fallait que le Canada réponde à l’appel de l’Empire.
Le Québec s’opposa violemment à toute participation à cette guerre et le journal La Presse résuma ainsi la situation : « Le Canada représente pour nous Canadiens-français le monde entier car nous n’appartenons qu’à un seul pays. Mais les Anglais ont deux patries : celle d’ici et celle d’outremer. »
Répondre à l’appel de l’Empire
Plus tard, lors du déclenchement de la Première guerre mondiale, ce fut au tour de William Lawson Grant, le fils de George Munro, de répondre à l’appel de la « patrie d’outremer ». Il publia Our Just Cause, un « texte exalté et belliqueux », de l’aveu même d’Ignatieff, en faveur de la guerre.
William Lawson Grant avait appris le français, écrit une biographie de Champlain et a été un des rares historiens de son époque à s’intéresser au rôle de la France dans la création du Canada. Mais il n’entendait pas l’opposition du Québec à la conscription; il n’avait d’oreille que pour l’appel de l’Empire.
Entre 1916 et 1917, son bataillon prit part à l’assaut de la crête de Vimy que Michael Ignatieff, tout comme Stephen Harper, identifie comme « un épisode crucial de la genèse de l’identité canadienne ». Le plus curieux est que cette bataille avait été préparée par des stratèges militaires britanniques, menée par des troupes canadiennes composées en majorité d’immigrants britanniques de fraîche date et qu’elle bénéficiait du soutien logistique de l’artillerie britannique. Bien plus, la reconnaissance de l’importance de cette bataille pour le Canada est venue de la presse… britannique et américaine !
Le fils de William Lawson, George Parkin Grant – l’oncle de Michael – est devenu célèbre pour son pamphlet Lament for a Nation, publié en 1965, dans lequel il écrivait que le Canada avait perdu son âme et son identité en devenant une colonie des États-Unis. Michael Ignatieff nous dit qu’il a été faussement présenté comme un nationaliste canadien, alors que sa véritable position se trouve dans le pamphlet publié en 1945 et intitulé The Empire, Yes or No, dans lequel il affirmait que le Canada ne pouvait survivre en tant qu’État souverain qu’au sein du Commonwealth.
Les ancêtres maternels dont se réclament Michael Ignatieff pour affirmer son « patriotisme » canadien ont tous pour caractéristique d’avoir toujours prêté allégeance à deux patries. On peut se demander s’il n’en va pas ainsi de Michael Ignatieff, sauf que l’empire auquel il se réfère n’est plus britannique… mais américain.


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