À l’élection de 1993, le Bloc québécois s’était donné un slogan ambitieux : « Le vrai pouvoir ». Même s’il avait fait élire 54 députés et qu’il formait l’opposition officielle à la Chambre des Communes, il ne pouvait cependant pas grand-chose face au gouvernement majoritaire de Jean Chrétien, qui a eu le champ libre pour organiser la riposte fédéraliste après le référendum. Alors qu’il semblait moribond il y a moins d’un an, le Bloc pourrait bien goûter au « vrai pouvoir » cette fois, celui que confère la balance du pouvoir. Manifestement, ses adversaires en ont pris conscience.
Il est vrai qu’avec 51 députés, le Bloc en avait aussi hérité en 2006, mais un axe Harper-Charest s’était développé préalablement à l’élection. Cela n'a pas duré, mais le Bloc n’avait pas eu à mettre tout son poids dans la balance pour forcer le gouvernement minoritaire de Stephen Harper à faire une petite place au Québec au sein de la délégation canadienne à l’UNESCO et à reconnaître que les Québécois formaient une nation au sein du Canada. Gilles Duceppe s’était attribué le mérite de cette reconnaissance, mais lui-même la trouvait insuffisante au départ.
La dynamique serait bien différente si Justin Trudeau était appelé à former un gouvernement minoritaire. De toute évidence, le premier ministre canadien n’a aucun atome crochu avec François Legault. Yves-François Blanchet se fera un plaisir de faire siennes les revendications d’un gouvernement dont il ne cesse de chanter les louanges, tandis que M. Duceppe pouvait difficilement faire abstraction du fait que Jean Charest faisait partie du triumvirat du non en 1995 et demeurait un adversaire résolu de la souveraineté. Un gouvernement Scheer serait peut-être plus ouvert aux demandes québécoises, mais le Bloc pourrait s’ériger en rempart contre un éventuel corridor énergétique.
En s’attaquant à M. Trudeau comme il le fait depuis deux jours, M. Legault veut clairement aider le Bloc, mais il pourrait bien créer un monstre. Il y a fort à parier que M. Blanchet cherchera à transformer le moindre différend entre Québec et Ottawa en combat existentiel. Il n’a jamais eu peur de la provocation, bien au contraire. Si son objectif est bien d’améliorer le statut du Québec au sein de la fédération, M. Legault n’a pas intérêt à ce que son nouvel ami monte le Canada anglais contre le Québec encore plus qu’il ne l’est déjà.
Il était pour le moins divertissant d’entendre le chef du Bloc se plaindre que la Loi sur la laïcité prend trop de place durant la campagne électorale, alors qu’il a lui-même tout fait pour qu’il en soit ainsi. Il devait être secrètement ravi d’entendre la journaliste du HuffPost qualifier la loi 21 de « loi discriminatoire » lors du débat en anglais.
Le chef bloquiste a largement dépassé les attentes depuis le débat de la campagne, mais ses talents de communicateur n’auraient sans doute pas suffi si la CAQ n’avait pas remis le discours nationaliste au goût du jour. Il n’y a pas si longtemps, même les péquistes auraient hésité à demander aux Québécois de voter pour « des femmes et des hommes qui leur ressemblent ».
M. Blanchet a cependant bien expliqué la différence entre M. Legault et lui. Alors que le nationalisme du premier ministre rappelle celui de Robert Bourassa, le chef du Bloc se réclame de Jacques Parizeau. À l’époque où ce dernier était chef du PQ, il avait appuyé l’accord du lac Meech simplement parce qu’il prévoyait son échec et il avait « tendu la main » à M. Bourassa en espérant l’entraîner dans le camp souverainiste. Une fois que l’élection sera passée, on peut s’attendre à ce que M. Blanchet se souvienne que la mission du Bloc est d’abord de faire la promotion de l’indépendance.
Aussi encourageants que puissent être les résultats du Bloc le 21 octobre, M. Blanchet ne pourra cependant pas en conclure que l’état de santé du mouvement souverainiste s’est amélioré. En réalité, sa discrétion sur la question nationale durant la campagne aura plutôt contribué à son succès.
Certes, la souveraineté ne peut être réalisée qu’à Québec, mais les rapports entre le Bloc et le PQ pourraient néanmoins changer au lendemain de l’élection. Même si le Bloc a parfois fait élire plus de députés, le PQ a toujours vu en lui une sorte d’auxiliaire en perpétuel sursis. Quand Martine Ouellet en a pris la direction, plusieurs ont cru que c’était la fin. C’est aujourd’hui le PQ, privé de chef, qui voit sa survie menacée. S’il se sent investi du « vrai pouvoir », M. Blanchet voudra sans doute avoir son mot à dire sur les destinées du mouvement souverainiste. À l’époque où il était membre du gouvernement Marois, ses relations avec ses collègues n’étaient pas toujours faciles. Rien n’assure qu’elles vont aller en s’améliorant.