Le temps chumien

Un temps chumien, comme si le futur hôpital vivait sur une autre planète temporelle. Un temps sidéral qui mine sa crédibilité.

CHUM



Les bureaux du chic cabinet d'avocats Heenan Blaikie occupent quatre étages d'une tour au centre-ville. C'est là que j'ai rencontré Me Patrick Molinari, président du conseil d'administration du CHUM.
Je n'ai pas pu m'empêcher de sourire en voyant Me Molinari arpenter les couloirs du labyrinthique 24e étage à la recherche de la salle où devait se dérouler l'entrevue. Il est chez lui, en territoire connu, et il n'arrive pas à dénicher un simple local. Ça ressemble au CHUM, un dédale où tout le monde s'égare, même ceux qui connaissent le dossier sur le bout des doigts.

«Quelqu'un a-t-il une vue globale du CHUM?» lui ai-je demandé.
«Les archives de La Presse», a-t-il répondu à la blague.
Le CHUM. Quel interminable feuilleton! Un feuilleton qui s'explique par l'hyper-politisation du dossier. En 14 ans, le CHUM a vu passer six ministres de la Santé, quatre premiers ministres, deux maires et trois recteurs de l'Université de Montréal. Certains l'ont soutenu avec ferveur, d'autres l'ont boudé. Tout le monde avait sa petite idée et ajoutait son grain de sel.
«Aussitôt qu'un projet grossit, il tombe sur la table politique, explique un des nombreux acteurs de l'affaire, qui préfère ne pas être nommé. Si tu ne le contrôles pas, tu es foutu.»
***
Tout a commencé le 1er février 1995, lorsque le ministre de la Santé, Jean Rochon, a donné le coup d'envoi du CHUM, un hôpital universitaire chargé de faire de la recherche, de soigner des patients et de former les étudiants de l'Université de Montréal.
C'est lui qui a accouché de la première mouture: une direction unique qui chapeaute trois hôpitaux, Notre-Dame, Saint-Luc et l'Hôtel-Dieu. Pas question de construire un hôpital flambant neuf. Trop cher. On rafistole les vieilleries.
Jean Rochon a confié le bébé à Guy Coulombe, grand commis de l'État, homme à la feuille de route impeccable. Il ne se doutait pas que le bébé deviendrait un monstre.
«Il a essayé de faire travailler tout ce monde-là ensemble. Il en a vu de toutes les couleurs», raconte Jean Rochon, qui a accepté de fouiller dans sa mémoire pour me raconter la genèse du CHUM.
Guy Coulombe s'en souvient comme si c'était hier. «Quand je suis arrivé, un médecin m'a dit: «Tu vas perdre ton temps, ça se discute depuis 15 ans.» Il y a eu des dizaines et des dizaines de comités de travail qui devaient décider quel hôpital ferait quoi.»
L'opération fusion a été ponctuée de guerres territoriales dans lesquelles chaque établissement défendait son territoire bec et ongles. Les discussions se sont vite enlisées dans des chicanes monstres.
«Il y avait beaucoup de tiraillements, beaucoup de résistance, souligne Jean Rochon. Personne ne voulait rien lâcher. Il y en a qui ont résisté jusqu'au bout du bout du bout. Il y a eu des batailles épiques. La résistance était tellement forte que quelqu'un a lancé l'idée d'un hôpital unique.»
Une idée qui a fait son chemin.
Le 25 janvier 2000, la ministre de la Santé, Pauline Marois, a annoncé la construction de deux hôpitaux universitaires, le CHUM pour les francophones au 6000, rue Saint-Denis, et le CUSM pour les anglophones sur le terrain de la gare de triage Glen.
Personne ne se doutait que le CHUM allait vivre la période la plus sombre de son histoire, une tragicomédie loufoque où le choix du site a changé trois fois, passant du 6000, rue Saint-Denis à la gare de triage d'Outremont pour finalement atterrir au 1000, rue Saint-Denis, au coeur du centre-ville.
La politique a brouillé le dossier. Le Parti québécois a opté pour le 6000, rue Saint-Denis, mais les libéraux, élus en 2003, ont levé le nez sur ce lieu situé au coeur de la circonscription du député péquiste André Boisclair.
Un débat titanesque a ensuite opposé le ministre de la Santé, Philippe Couillard, fervent défenseur du 1000, rue Saint-Denis, au premier ministre, Jean Charest, emballé par Outremont.
Même si Philippe Couillard a gagné, le projet a continué de changer. L'hôpital Saint-Luc, qui devait d'abord être rénové, sera finalement rasé et les médecins se sont battus pour obtenir davantage de lits et de salles d'opération.
Les rancoeurs sont féroces. Le président de la Fédération des médecins spécialistes, Gaétan Barrette, déteste le président du conseil d'administration du CHUM, Patrick Molinari. «Vous pouvez me citer là-dessus», insiste le Dr Barrette en montrant du doigt mon calepin de notes.
Et la réciproque est vraie.
Le Dr Guy Breton, vice-recteur de l'Université de Montréal, a été au coeur des débats. Il jette un regard incrédule sur le passé turbulent du CHUM. «C'est une pathétique et longue histoire d'auto-dévaluation collective», lance-t-il avec un long soupir.
Toutes ces tergiversations qui minent le CHUM coûtent cher. Le chiffre est passé de un à près de deux milliards. Pour le CHUM seulement. On ne parle même pas du CUSM, où les protagonistes lavent discrètement leur linge sale entre eux. Car derrière leur façade lisse, les anglophones aussi se livrent à des guerres de territoire.
Le CHUM a été officiellement lancé le 1er février 1995. Quatorze ans plus tard, la construction n'a toujours pas commencé. Le CHUM vivra d'autres problèmes, d'autres psychodrames. C'est inscrit dans son code génétique.
Patrick Molinari pilote le dossier depuis six ans. Qu'est-ce qui a été le plus dur? «Le temps», répond-il sans hésiter.
Un temps chumien, comme si le futur hôpital vivait sur une autre planète temporelle. Un temps sidéral qui mine sa crédibilité.
Au début, le CHUM devait être prêt en 2006, puis en 2010, puis en 2013. Aujourd'hui, presque tout le monde s'entend pour parler de 2018... si tout va bien.
courriel Pour joindre notre chroniqueuse: michele.ouimet@lapresse.ca


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