Denise Angers
Département d'histoire, Université de Montréal
Jacques Beauchemin
Département de sociologie, UQAM
Éric Bédard
Télé-Université, UQAM
Jean-Paul Bernard
Retraité, département d'histoire, UQAM
Lettre à Jean-Marc Fournier,
ministre de l'Éducation, du Loisir et du Sport
Nous avons pris connaissance du document de travail produit pour le compte du ministère de l'Éducation, du Loisir et du Sport (MELS) et présentant le nouveau programme d'enseignement de l'histoire, intitulé «Histoire et éducation à la citoyenneté». Ce programme, qui s'adresse aux étudiants de troisième et quatrième années du secondaire, comporte des aspects pour le moins inquiétants et troublants.
Entre la première et la seconde version du document, rendue publique le 15 juin 2006, certains changements sont survenus. Les auteurs ont scindé la section initialement intitulée «L'accession à la démocratie dans la colonie britannique» en deux segments distincts. Il est maintenant question du «Changement d'Empire» et de «L'expérience du parlementarisme dans la colonie britannique». On a aussi ajouté à la fin de chaque segment historique des repères de temps qui permettent de réintroduire, sous la forme d'une liste de contenus thématiques, les événements dont on avait remarqué l'absence dans la première version. Enfin, on a retranché certaines affirmations quelque peu compromettantes. Mais pour l'essentiel, l'esprit reste le même.
Une double tâche
Le premier aspect du document qui attire notre attention est reflété dans le titre. Les auteurs ambitionnent de proposer aux professeurs l'exécution simultanée d'une double tâche : celle de former des citoyens et celle d'enseigner l'histoire. Il s'agit très certainement de deux tâches importantes, mais, justement pour cette raison, il nous semble impossible de les réaliser simultanément au sein d'un même cours. Il s'agit de deux enseignements ayant un objet propre qu'il est difficile de traiter simultanément dans le cadre d'une seule et même activité pédagogique.
Nous sommes aussi inquiets de la subordination de l'histoire au profit de l'éducation à la citoyenneté. Nous nous opposons au détournement de la tâche de l'historien au profit d'une cause autre, aussi noble soit-elle. Nous ne doutons pas des répercussions heureuses de l'étude de l'histoire sur la formation des futurs citoyens, mais l'histoire recèle en elle-même des vertus d'ouverture et de dépaysement suffisamment riches pour réclamer qu'on lui reconnaisse intrinsèquement, en tant que discipline autonome, ses lettres de noblesse.
Comme on peut le lire dans le communiqué de la Fédération des sociétés d'histoire du Québec (FSHQ), produit le 4 juin 2006 à l'occasion de son assemblée générale annuelle, tenue à Alma : «L'enseignement de l'histoire ne devrait pas servir de véhicule à une quelconque idéologie politique et, bien que l'enseignement de l'histoire puisse contribuer à former de meilleurs citoyens, ce ne devrait pas être son objectif premier.» Aussi, s'il convient de mettre en évidence les répercussions importantes de la formation historique sur l'éducation citoyenne pour vanter les mérites intrinsèques de l'histoire comme discipline, il ne faut pas subordonner la tâche de l'historien à une entreprise d'éducation des citoyens. Cela appelle des modifications importantes dans les orientations fondamentales du document de travail.
Pas de référence à la nation
Nous sommes enfin opposés à l'entreprise d'occultation systématique de la nation québécoise qu'on observe dans le document. [...] Sous prétexte de s'éloigner d'un enseignement de l'histoire trop nombriliste, les auteurs du document écartent totalement toute référence à la dimension nationale de notre histoire. Le lecteur ne trouvera aucune référence au «peuple» ou à la «nation québécoise» dans ce document. Il n'est pas non plus question de la «nation canadienne-française». On ne trouve en aucun endroit une quelconque référence à l'«histoire nationale» ou à la «question nationale».
Les historiens doivent sans doute éviter de faire la promotion d'une quelconque idéologie politique particulière. Ils doivent notamment éviter de faire dans leur classe la promotion du fédéralisme canadien ou de la souveraineté du Québec. Mais doivent-ils en plus éviter de faire toute référence à la nation québécoise ou à la nation canadienne-française, à l'histoire nationale et à la question nationale pour éviter de se compromettre politiquement ? L'évacuation de toute référence à la nation québécoise n'est-elle pas, bien au contraire, une position qui compromet politiquement les historiens qui la proposent ?
On semble vouloir évacuer la nation, son histoire et plus généralement la question nationale en leur opposant la notion de citoyenneté. On laisse entendre que si on est partisan d'une conception civique de l'identité, on doit faire disparaître de notre vocabulaire toute référence à la nation. C'est un peu comme si le concept de nation civique était un oxymore et comme si la nation ne pouvait pas être inclusive.
L'identité nationale ne peut-elle pas être caractérisée à partir d'une langue publique commune, d'institutions publiques communes et d'une histoire publique commune ? Comme l'indiquait Céline Beaulieu dans Le Devoir du 1er mai 2006 : «Qui dit citoyenneté dit sentiment d'appartenance et participation à la vie collective : comment atteindre cet objectif en occultant le concept de "nation" qui est pourtant une partie intégrante de l'appartenance à une collectivité ?»
Certes, l'histoire nationale ne suppose pas une entente portant sur un grand récit collectif, mais elle suppose quand même un espace narratif dans lequel sont mis en relation les données et les thèmes autour desquels s'organisent nos rapports conflictuels par rapport à l'histoire. Cela signifie qu'il est normal que les rébellions puissent être interprétées de différentes façons. Mais cela signifie aussi qu'on ferait fausse route si la réforme de l'enseignement de l'histoire tentait de gommer le caractère conflictuel de cet espace narratif à l'intérieur duquel s'installent nos différends. Qu'on le veuille ou non, l'histoire du Canada et celle du Québec sont fortement structurées par la question nationale.
Dans [une lettre publiée dans Le Devoir le 30 mai 2006->2180], vous aviez demandé « que ce projet de programme soit précisé afin de rendre plus manifeste la présence d'événements marquants et d'accentuer les indications relatives aux principaux repères temporels et aux principaux personnages, individuels ou collectifs, qui ont fait notre histoire». (C'est nous qui soulignons.) Peut-on compter sur le fait que, dans sa version finale, le document mettra en scène ce personnage collectif qu'est le peuple québécois ? On conviendra que cela serait bien plus qu'une simple «précision». Le peuple québécois n'est pas un acteur secondaire. C'est le personnage central de notre histoire nationale !
***
Ont également signé :
Marc Chevrier, département de science politique, UQAM,
Robert Comeau, chaire Hector-Fabre, UQAM,
Micheline Dumont, professeure émérite, Université de Sherbrooke,
Jean-Marie Fecteau, département d'histoire, UQAM,
Lucia Ferretti, département des sciences humaines, UQTR,
Alain-G. Gagnon, département de science politique, UQAM,
Yves Gingras, département d'histoire, UQAM
Julie Guyot, candidate à la maîtrise en histoire, UQAM,
Jacques Lacoursière, historien,
Yvan Lamonde, département de langue et littérature françaises, université McGill,
Laurent Lamontagne, membre de la Société des professeurs d'histoire du Québec et enseignant,
Josiane Lavallée, historienne et enseignante,
Martin Pâquet, département d'histoire, Université Laval,
Guy Rocher, faculté de droit, Université de Montréal,
Jacques Rouillard, département d'histoire, Université de Montréal,
Louis Rousseau, département des sciences des religions, UQAM,
Michel Sarra-Bournet, chaire Hector-Fabre, UQAM,
Michel Seymour, département de philosophie, Université de Montréal,
Denis Vaugeois, éditeur, Septentrion
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