Depuis deux siècles, la gauche a intellectuellement colonisé la droite. Désormais, l’impulsion politique vient par la droite, qui n’a plus honte d’elle-même.
L’habitude a été prise d’analyser la vie politique selon le clivage droite-gauche. Contesté et contestable (car bien des divergences existent plus au sein de la droite et de la gauche qu’entre elles), ce système de classement est cependant psychologiquement intégré par les électeurs. Depuis la Révolution française, les critères du clivage ont évolué (le régime politique jusqu’en 1875, le rôle économique de l’État jusqu’à la fin des Trente Glorieuses, les valeurs culturelles et morales depuis Mai 68). Cependant, tout au long des deux derniers siècles, c’est le même « mouvement sinistrogyre » (Albert Thibaudet) qui a marqué la vie politique. À l’exception de la pensée contre-révolutionnaire, les nouveaux courants sont apparus par la gauche de l’échiquier politique et ont repoussé vers la droite les organisations nées antérieurement. C’est ainsi que le radicalisme est passé de l’extrême gauche au centre. La gauche a donc, petit à petit, intellectuellement colonisé la droite et lui a imposé ses références et ses valeurs.
Mais cette expansion des idées de gauche a connu un arrêt brutal avec la chute du mur de Berlin et ce, d’autant plus qu’un événement cristallisateur, le 11-Septembre, a permis à la droite de substituer un ennemi à un autre, de remplacer l’anticommunisme par l’anti-islamisme. Depuis une vingtaine d’années en Europe (plus récemment en France), c’est le phénomène inverse qui est à l’oeuvre : la poussée électorale et l’innovation intellectuelle viennent par la droite. Bien entendu, l’influence intellectuelle et médiatique de la gauche n’a pas disparu ; il est impossible de revenir du jour au lendemain sur plusieurs décennies d’abandon du terrain des idées. Cependant, la droite n’a plus honte d’elle-même et s’assume de plus en plus. Dans ces conditions, il est logique que la gauche instrumentalise l’accusation de droitisation (radicalisation et glissement vers la droite), car elle lui permet d’espérer la survivance du sinistrisme. Or, le mouvement dextrogyre consiste dans le phénomène inverse.
Même s’il vient par la droite de l’échiquier politique, le mouvement dextrogyre n’est pas une création de l’extrême droite. Il la dépasse tout en l’englobant (ce qui explique les rapprochements entre les différentes composantes de la droite). L’importante progression des partis dits populistes en Europe à partir des années 1990 et l’émergence du Tea Party aux États-Unis en sont l’illustration la plus flagrante. En France, il s’incarne dans la (lente) recomposition de la scène politique : effondrement du PC qui ne doit sa survie qu’à son absorption dans un conglomérat, basculement du centre droit au centre gauche (MoDem), dédiabolisation (même relative) du FN.
L’affirmation du mouvement dextrogyre influence également les questions idéologiques. Alors que la droite s’était, pour l’essentiel, ralliée au libéralisme (économique) par opposition au bloc de l’Est, elle retrouve sa veine sociale et l’idée d’un État fort (même limité aux fonctions régaliennes) pour assurer sa fonction de protection. Pour l’heure, les idées produites par le mouvement dextrogyre sont hybrides. Elles sont le résultat d’une combinaison des philosophies politiques classique et moderne. C’est ainsi que peuvent cohabiter des idées plutôt réactionnaires favorables à la défense de l’identité collective et d’autres plutôt progressistes relatives à la sauvegarde des libertés individuelles. C’est dans ce contexte que la laïcité, conçue à l’origine comme une arme contre l’enracinement social du catholicisme, a pu être repensée (et retournée) comme un argument contre le multiculturalisme. Qu’ils en approuvent ou non les conséquences, les hommes politiques à droite sont dé sormais confrontés à une alternative : adapter leurs programmes pour maintenir leur positionnement électoral ou accepter de glisser sur leur gauche s’ils entendent maintenir leur discours. En tout état de cause, avec ou sans eux, la droite est en train de redevenir la droite. Guillaume Bernard, maître de conférences HDR à l’Institut catholique d’études supérieures.