Moins de manifestations, plus de porte-à-porte. Voilà comment on pourrait résumer la stratégie des pro-vie à l’approche des élections fédérales d’octobre. Ils souhaitent faire élire des dizaines de députés opposés à l’avortement, ce qui inquiète bien des femmes au pays.
Mardi, 18 h 30. La petite salle dans la bibliothèque de quartier, à Calgary, est déjà pleine à craquer. Alissa Golob, une militante pro-vie, accueille la soixantaine de personnes venues l’entendre parler.
« Vous êtes-vous déjà impliqués politiquement? », demande la jeune femme de 32 ans à un groupe d’étudiants.
Eva, qui a entendu parler de la rencontre sur les médias sociaux, fait signe que non. Elle n’est pas intimidée pour autant : « Quand tu as la vérité de ton côté, il n’y a aucun problème », assure-t-elle.
Dans la pièce, des militants de la première heure côtoient de jeunes familles avec leurs bébés.
Alissa Golob commence sa présentation : « Je suis l’aînée d’une famille de neuf enfants. » Elle enchaîne les anecdotes personnelles avant d’entrer dans le vif du sujet : « Nous pouvons avoir un impact sur la prochaine élection fédérale. »
Son groupe, RightNow, a été créé il y a trois ans, spécifiquement pour avoir une influence politique.
Quand j’ai commencé à m’impliquer dans le mouvement pro-vie, explique-t-elle, on mettait beaucoup l’accent sur les manifestations.
« Mais si, plutôt que de passer deux heures avec une pancarte sur le trottoir, on passe ce temps-là à faire du porte-à-porte pour un candidat, ça risque d’être un investissement bien plus rentable. »
Pour faire élire plus de députés antiavortement, RightNow mise sur plusieurs tactiques.
D’abord, le groupe encourage des militants pro-vie à se présenter en politique.
Ensuite, lors des courses à l’investiture dans les différentes circonscriptions, l’organisation suggère à ses supporteurs d’obtenir leur carte de membre d’un parti comptant un candidat pro-vie (et à voter pour ce candidat, bien sûr).
Et puis, les bénévoles de RightNow font du porte-à-porte pour recenser les électeurs prêts à appuyer des politiciens opposés à l’avortement. Le jour de l’élection, le groupe encourage ces électeurs à se rendre aux urnes.
« C’est de la stratégie politique comme on en voit un peu partout », précise Alissa Golob, la cofondatrice de l’organisation, en entrevue.
50 circonscriptions dans la mire
Cette stratégie, en tout cas, a déjà donné des résultats lors d’élections provinciales récentes dans lesquelles le groupe RightNow a été impliqué.
En Ontario, le groupe a contribué à l’élection de Sam Oosterhoff, un jeune progressiste-conservateur qui s’est engagé en mai dernier « à rendre l’avortement impensable dans les prochaines décennies ».
Il est maintenant adjoint parlementaire dans le gouvernement de Doug Ford.
En Alberta aussi, la nomination fin avril d’une pro-vie convaincue, Adriana LaGrange, à la tête du ministère de l’Éducation a été applaudie par des groupes comme RightNow, même si la principale intéressée n’a pas voulu confirmer si elle avait reçu leur appui.
« [En règle générale], on ne révèle pas publiquement quel candidat on soutient », explique Alissa Golob. Les pro-vie craignent que leurs candidats soient la cible d’attaques ou d’une contre-campagne.
Pour la prochaine élection fédérale, RightNow cible « 50 circonscriptions à travers le Canada », encore une fois sans préciser lesquelles. Le pays en compte 338.
« Il y en a au Québec, en Ontario, au Manitoba, partout au pays », avance la cofondatrice.
Officiellement, RightNow est une organisation non partisane, mais les candidats qu’elle appuie sont souvent conservateurs.
Un mouvement marginal, mais organisé
« Je ne sais pas si le mouvement antiavortement prend de l’ampleur, mais il est de plus en plus organisé », explique Kelly Gordon, une professeure de sciences politiques à l'Université McGill, qui a coécrit un livre sur le mouvement antiavortement au Canada.
Malgré tout, elle ne croit pas que l’objectif des 50 circonscriptions soit réaliste – après tout, la situation est bien différente au Canada qu’aux États-Unis, où de plus en plus d’États font passer des lois visant à restreindre l’accès à l’avortement.
Et puis, même si plus de députés antiavortement étaient élus lors du scrutin fédéral, leur pouvoir risque d’être limité, croit la politologue.
Au Canada, le pouvoir est vraiment concentré dans l’exécutif. Alors, même si beaucoup de députés d’arrière-ban sont élus, ils ne vont pas avoir beaucoup de pouvoir sur la politique.
À l’instar du chef du Parti conservateur Andrew Scheer, le premier ministre albertain Jason Kenney a promis qu’il ne rouvrirait pas le débat sur l’avortement.
« Ce serait un suicide politique de le faire », croit Véronique Pronovost, qui est chercheuse en sciences politiques à la Chaire Raoul-Dandurand. « Ça coûterait énormément de points, électoralement parlant. »
Au Canada, près de 80 % des électeurs sont pour le libre choix des femmes, selon un sondage Ipsos réalisé en 2017.
Des inquiétudes malgré tout
La stratégie de groupes comme RightNow soulève quand même des inquiétudes. « Ce qu’on constate aux États-Unis, ajoute la chercheuse Véronique Pronovost, c’est une surreprésentation des antichoix au sein des instances politiques. »
« C’est sûr que si on assiste à ce même genre de surreprésentation là ici, ajoute-t-elle, les barrières d’accès pourraient devenir éventuellement plus importantes. »
Et l’accès à l’avortement au Canada est loin d’être le même partout, même si la pratique est légale.
En Alberta, par exemple, une femme ne peut se faire avorter qu’à Calgary ou Edmonton.
Kelti Baird, une résidente de Lethbridge, une ville de 100 000 habitants dans le sud de la province, l’a bien constaté lorsqu’elle a voulu interrompre sa grossesse en janvier dernier. « Mon médecin m’a dit : “Va à Calgary.” C’est à plus de deux heures de route », raconte-t-elle.
Même si des chefs comme Andrew Scheer promettent de ne pas rouvrir le débat, elle craint que des députés pro-vie exercent des pressions pour limiter l’accès à l’avortement ou son financement.
Pourquoi est-ce qu’on doit encore avoir cette conversation? L’avortement, c’est réglé, ça fait des décennies que c’est réglé.
C’est précisément le message que les militants pro-vie entendent combattre en vue du scrutin du 21 octobre prochain avec, cette fois-ci, une stratégie politique bien aiguisée.