Romain Franklin, auteur de "Le Monde selon Xi Jinping", remarquable documentaire diffusé ce soir à 20h50 sur Arte, révèle le véritable visage du N°1 chinois, un despote habité par une mission historique qui fait froid dans le dos. Interview.
Votre documentaire est animé par un fort sentiment d’urgence. Pourquoi pensez-vous que la Chine de Xi Jinping est plus dangereuse que celle de ses prédécesseurs ?
Il existe de fait une menace chinoise sur le monde depuis l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir en 2012. On pensait que la Chine était sortie de son marasme totalitaire avec la mort de Mao, et beaucoup ont cru que c’était sans retour. Or on constate que Xi Jinping opère sur de nombreux points un retour vers le totalitarisme. Et cela ne concerne pas que les Chinois. Pékin ne fait pas mystère de son ambition de devenir la première puissance mondiale en 2049. C’est leur programme officiel. Et il ne s'agit pas que d'économie : ce qu’ils recherchent, c’est aussi et surtout la domination militaire.
Leur objectif affiché est d’évincer les Etats-Unis, de remplacer le système occidental, fondé sur l’Etat de droit, par leur propre modèle d’hégémonie totalitaire. Ce programme est déjà en cours d’application auprès des pays les plus vulnérables, ceux du tiers-monde. La Chine profite de l’asymétrie énorme de la situation pour arracher à ces pays des concessions politiques en échange d’investissements. Nous avons enquêté sur trois continents – en Chine, en Europe et aux Etats-Unis – pour comprendre qui est Xi Jinping et comment il compte faire de la Chine la puissance dominante de la planète.
On pourrait vous rétorquer que c’est une lutte entre deux empires comme il y en a eu tant dans l’histoire. Pourquoi pensez-vous que l’issue de celle-ci est capitale pour nous ?
A cause de la nature particulière du régime chinois. Un des intervenants du film, Stein Ringen, professeur de sciences politiques à Oxford et auteur de "La dictature parfaite", le dit très bien : la Chine est devenue une dictature totalitaire. C’est le Parti, non l’Etat, qui dirige l’armée, les juges sont totalement soumis au Parti, etc. Sous les prédécesseurs de Xi Jinping, le pragmatisme l’emportait. Avec Xi, la dictature idéologique a pris le dessus. Quelle est cette idéologie ? Selon Stein Ringen, c’est le nationalisme. Il ajoute : à partir du moment où une dictature devient idéologique, elle devient dangereuse.
Pourquoi l’hégémonie chinoise est-elle pire que l’hégémonie américaine ?
Si la Chine était un pays démocratique, on pourrait se dire qu’il s’agit d’une simple évolution des équilibres géopolitiques. Mais ce n’est pas le cas : la nature de la Chine en fait une machine infernale. Pourquoi ? Parce que le parti communiste veut contrôler tout ce qu’il touche, toujours plus et sur tous les plans : idéologique, économique, politique, etc. C’est plus fort que lui. On le voit bien aujourd’hui : comme ils n’arrivent pas à contrôler la minorité ouïgoure, ils vont maintenant jusqu’à en mettre un million ou davantage dans des camps de rééducation. Un pays où l’on compte des centaines de milliers si ce n’est des millions de prisonniers politiques, ça dépasse l’entendement.
Ce n’est pas un pays "normal", c’est un régime extrêmement nocif pour les Chinois comme pour le reste du monde. Car ils veulent maintenant changer les règles de l’ONU, changer la définition des droits de l’homme, lui substituer leur propre conception selon laquelle le droit au développement prime tous les autres, et qu’on peut faire l’impasse sur les droits politiques et sociaux. Cette domination, Xi Jinping en parle ouvertement, sous la belle formule de "communauté de destin pour la planète". Le fait que la Chine se projette maintenant au-delà de ses frontières devrait nous alarmer tous.
Le film détaille les nouveaux instruments de contrôle dont le régime s’est doté.
Effectivement, les dirigeants chinois mettent la technologie au service du contrôle idéologique. Nous n’en sommes qu’au début, avec ce système de "crédit social" où chacun se voit attribuer un certain nombre de points, qui augmentent si on adhère au Parti, qui diminuent si on critique le gouvernement ou si on ne traverse pas dans les clous… Les mal notés ne pourront pas voyager hors de Chine, ou même en Chine, ne pourront pas obtenir de prêts à taux réduit, etc. Ce moyen de contrôle sidérant qui sera généralisé en 2020 s’appuie sur un recours massif aux technologies de pointe. Les critères de notation seront ajustés au fur et à mesure, probablement en fonction des situations locales. En tout cas, il y a là une volonté de contrôle totalitaire sur la population, et un instrument qui permettra, quand il sera exporté, de propager leurs "valeurs" et de détruire les nôtres. La Chine de Xi Jinping, c’est l’Union soviétique avec la puissance économique chinoise et les moyens technologiques des GAFA… Mao voulait contrôler le monde, il voulait créer un "paradis communiste" au niveau de la planète, mais il n’en avait pas les moyens. Xi Jinping, lui, les a.
Un cauchemar orwellien…
On est bien au-delà d’Orwell. Je crois que les gens ne se rendent pas vraiment compte du péril que nous affrontons. Pour beaucoup, la Chine, c’est encore un pays exotique et inoffensif. Qui sait par exemple que la Chine a acheté 10% des capacités portuaires de l’Europe ? Elle n’a pas perdu de temps pour traduire son poids économique en pouvoir politique : il y a en France même des hommes politiques – un ancien premier ministre, un ancien ministre des Affaires étrangères... – qui sont devenus des porte-parole de la Chine. En échange de quoi ? On ne le sait pas.
De façon surprenante, ils se font les avocats d’un régime totalitaire. Ce film est un signal d’alarme pour dire : la Chine est là et elle ne nous veut pas du bien. Quand je dis "la Chine", je ne parle ni du peuple chinois ni de la civilisation chinoise. Je parle d’une dictature fermement décidée à diffuser son virus et saper l’Etat de droit. J’espère que ce film pourra réveiller les hommes politiques français et européens. Dans un discours en Nouvelle-Calédonie l’année dernière, Emmanuel Macron a mentionné deux fois "l’hégémonisme chinois." C’est une formule très forte. Mais dans l’ensemble en France, on sommeille encore… En Europe, on voit un début de prise de conscience et même un début de lever de bouclier. Le vice-chancelier allemand, Sigmar Gabriel, l’a clairement dit dans un de ses discours : vous croyez que les nouvelles routes de la Soie sont une sorte d’aventure à la Marco Polo ? Pas du tout. C’est une volonté de contrôler le monde et de saboter l’idéal démocratique sous toutes les latitudes, a-t-il expliqué.
C’est aux Etats-Unis que la prise de conscience est la plus forte…
Oui, les Etats-Unis ont été parmi les premiers à comprendre ce qui se passait, ils en sont même à la phase de la contre offensive. C’est assez paradoxal, car la coopération a longtemps été très forte entre les Etats-Unis et la Chine dans les années 80, y compris sur le plan militaire. De plus, les deux économies étant complémentaires, les Américains ont été très longtemps persuadés que la Chine allait progressivement se rapprocher du modèle démocratique. Or avec la modification de la constitution cette année qui fait de Xi Jinping un président à vie, ils ont compris qu’il n’y aurait jamais de démocratisation chinoise. Ajoutez à cela le "programme 2025" qui vise à transformer cette dictature en géant de l’innovation contrôlant toutes les technologies de pointe y compris militaires qui gèrent la marche du monde – reconnaissance faciale, intelligence artificielle, etc.
Et l’on comprend que la Chine est devenue une rivale si redoutable des Etats-Unis qu’un duel à mort s'est engagé. Tout à coup, les prémisses de la coopération américano-chinois qui ont servi de base à l’ordre mondial se sont volatilisées. C’est très récent, ça remonte à deux ans. A partir du moment où Xi a déclaré son programme 2025 de domination technologique et qu’il s’est fait nommer président à vie, cette base relativement saine de coopération a disparu. La guerre qui vient de s’amorcer entre les deux super puissance n’est pas seulement commerciale. Un de nos intervenants, Jean-Pierre Cabestan, dit que nous sommes face à "une guerre idéologique existentielle". Nous allons devoir l’affronter sans trop savoir comment, car c’est une première historique.
Y aura-t-il une guerre déclarée ?
Personne n’en sait rien. Les Etats-Unis de Trump exigent en ce moment de la Chine des changements structurels qui reviendraient à invalider le programme visant à supplanter les Etats-Unis et dominer le monde. Ce que Xi Jinping a appelé "le rêve chinois". Mais c’est impossible, la légitimité de Xi Jinping au sein du Parti en dépend. C’est ce que les historiens appellent le piège de Thucydide, quand l’émergence d’une nouvelle puissance ébranle l’hégémonie de la puissance installée et se règle par la guerre. On le voit en Mer de Chine du Sud, où la Chine a créé des bases militaires sur des îlots artificiels : les navires, les avions des deux pays sont dangereusement proches de la confrontation.
La Chine a maintenant une base militaire à Djibouti, après avoir proclamé qu’à la différence des pays "impérialistes", elle n’aurait jamais de base à l’étranger. Nous savons qu’elle veut en créer d’autres. La confrontation est donc inévitable. Sera-t-elle militaire ? On n’en sait rien. Mais il est désormais clair qu’une grande division s’installe dans le monde, les régimes autoritaires et les dictatures d’un côté, et de l’autre les démocraties qui tentent de résister et de préserver leur suprématie. Jusqu’ici, les démocraties jouissaient de la supériorité économique et technologique. Or dans le monde qui s'annonce, ce sont des dictatures qui risquent d'avoir cette double supériorité. Ce monde-là, que personne ne connaît, est forcément un cauchemar.
Qu’est-ce que ce film vous a permis de découvrir ?
C’était un film impossible à faire. Personne n’aurait osé donner à des journalistes étrangers l’autorisation de tourner un film sur le président. Je rappelle que la Chine a kidnappé cinq éditeurs à Hong-Kong début 2016 parce qu’ils avaient publié une biographie non autorisée de Xi Jinping. Nous avons interviewé pour ce film l’un d’entre eux qui avait réussi à s’évader. Il confirme le propos d’un dissident qui m’a expliqué : la police est d’accord pour que je donne quelques interviews, mais elle interdit totalement que je cite des noms de dirigeants. Quand on parle de Xi Jinping, il faut dire "le leader", "le dirigeant". Son nom est tabou. Il a donc fallu faire le film de manière clandestine, c’était le seul moyen. Le plus compliqué a été de trouver des interlocuteurs officiels qui veuillent bien parler. On y est arrivés, on s’est débrouillés, je ne peux en dire plus. Parmi ceux-ci, le plus remarquable est le colonel Liu Mingfu. Nous voulions le voir parce qu’il est l’auteur d’un livre intitulé "Le rêve chinois", paru deux ans avant que Xi Jinping n’arrive au pouvoir, et ne se saisisse de cette formule pour en faire l’idéologie officielle.
On a vu débarquer un militaire d’apparence assez loufoque, qui veut damer le pion aux Etats-Unis par tous les moyens. Il ne serait pas contre une déclaration de guerre demain matin. De même, il veut reprendre Taïwan par la force. Il m’annonce qu’il veut arroser les centrales électriques de l’île avec une pluie de missiles, dégager les champs de mine avec des porte-containers arraisonnés pour l’occasion. Il a tout un plan d’attaque… Son objectif, c’est un retour à la Chine impériale, cette Chine imaginaire qui aurait d'après lui dominé le monde au XVIIe siècle. C’est un ultra nationaliste, et pourtant il a l’aval des autorités. Il a publié en 2018 un livre sur la pensée de Xi Jinping, ce qui est impossible s’il n’a pas un soutien à 100%. Il enseigne à l’université nationale de défense. Il a l’oreille du pouvoir. Ses idées sous tendent certainement celles du pouvoir actuel. Ce qu’il dit c’est très probablement ce que pense Xi Jinping sans le dire. D’où l’on comprend que la nouvelle idéologie chinoise, ce n’est plus le communisme, mais le nationalisme. La dictature de gauche est devenue une dictature de droite armée de gigantesques moyens économiques et désormais militaires. Nous avons trouvé des images vraiment très impressionnantes d’exercices militaires qui font froid dans le dos.
La Chine de Xi Jinping ressemble-t-elle encore à celle que vous avez connue par le passé ?
Le changement est dramatique. Il y a de moins en moins de gens qui peuvent parler. C’est presque impossible de trouver des intellectuels qui acceptent d’accorder une interview à un journaliste étranger, surtout s’il s’agit de causer du président. On les compte sur les doigts d’une seule main ! Xi Jinping a réussi à museler absolument tout le monde à travers ses campagnes anti-corruption. Il y a dix ans, tout le monde avait envie de parler, on n’avait aucun mal à trouver des témoignages. C’est fini. La Chine est redevenue une sorte de vortex, de trou noir où il n’y a plus moyen de savoir ce qui se passe.
C’est d’ailleurs voulu par Xi Jinping qui a fait adopter des lois encore plus draconiennes sur le secret d’Etat. Il ne veut pas qu’on sache ce qui se passe en Chine, surtout au Xinjiang où les Ouïgours sont soumis à une terreur absolue loin des yeux du monde. Mais aussi au cœur des métropoles, où par exemple les archives sont fermées d’après ce que nous disent les historiens, etc. Ils sont en train de dresser de nouveau une grande muraille, tout en voulant conquérir le monde. C’est paradoxal et très inquiétant.
Propos recueillis par Ursula Gauthier
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