Le monde d’après.
En voilà, une expression qui fait secrètement frémir. Ne niez pas, bons lecteurs, que lorsque point une crise mondiale, malgré les malheurs, la misère et les morts, malgré toute l’empathie dont vous savez faire preuve, il y a tout au fond de vous ce sentiment un peu honteux voire carrément inavouable, cette amère excitation qui vous rappelle que tout cela est peut-être un tournant. Quelque chose, un événement, en tout cas, une sorte de main du destin qui sortant du néant vient réveiller votre quotidien. Mais pas seulement ! Cette tempête s’abattant sur ce bas-monde et sur toute la société telle qu’elle existe, vous voyez avec émoi le cocotier que tout le monde voulait secouer se mettre à ployer sous le vent, plus fort que tout ce que vous imaginiez. Et vous vous prenez à rêver, et finalement, à formuler tout haut cet espoir lui pas si secret :
Et si c’était maintenant, le monde d’après ?
Voici alors que cette idée se propage un peu partout, et quitte les fils de conversation internet pour s’inviter sur les radios et autres plateaux de télévisions jusqu’à se glisser dans les colonnes des journaux où, chacun y va de son petit refrain : lorsque les derniers nuages de cette tempête seront dispersés, le monde réapparaîtra sous un jour nouveau, et nous le reconstruirons plus beau, plus fort et plus solidaire qu’il ne l’était. À défaut de Grand Soir, vous avez rêvé un Doux Matin.
Hélas, lecteur, lectrice, de par mon pseudonyme, c’est à moi de vous annoncer la nouvelle : le monde d’après n’aura pas lieu.
Du moins, il sera aussi merdique qu’avant, si ce n’est pire encore. Rappelons donc quelques faits essentiels pour appuyer ce propos et écraser à coups de talons vos espoirs innocents.
Le monde d’après n’aura pas lieu parce que les connards n’ont pas disparu en deux mois. Ne l’oubliez jamais : une bonne partie de la population mondiale est constituée de connards d’un fort beau gabarit. Si vous aviez oublié la chose, n’importe quelle sortie vous rappellera que l’on confie des voitures à des gens incapables d’utiliser un clignotant, que les poubelles sont des objets incroyablement complexes à utiliser pour une bonne partie de nos contemporains, et que n’importe qui a le droit de faire des enfants quand bien même on leur a déjà retiré leur chien pour mauvais traitement. Certes, durant deux mois, vous avez probablement croisé bien moins de connards, mais ce n’est pas parce que vous ne pouviez pas les voir qu’ils n’existaient plus. Ils sont là, bien vivants pour l’immense majorité, et ils n’ont pas passé les dernières semaines à lire des livres sur la citoyenneté et le partage. Une société étant principalement la somme des individus qui la composent, vous pouvez la reconstruire autant que vous voulez : une bâtisse de trous du cul, avec donjon ou véranda, restera toujours une bâtisse de trous du cul.
Le monde d’après n’aura pas lieu parce que le capitalisme n’est pas près de s’effondrer. Certes, nombre de vos amis ont juré la mort du capitalisme à la fin de cette crise, et s’attendent à un monde libéré de la surconsommation et de la pollution avec la mort de cette bête immonde. Mais puisque vous avez désormais le droit de visiter lesdits amis (du moins pour mes lecteurs au sein du royaume de France), n’hésitez pas à en profiter, taquins que vous êtes, pour leur poser cette naïve question : « C’est quoi, le capitalisme ? ». Pour ce jeu, n’hésitez pas à vous équiper d’un dictionnaire et d’un masque (pour ne pas postillonner quand vous vous marrez) afin de confirmer qu’en fait, ils n’ont aucune foutue idée de ce qu’est le capitalisme. Certes, ils devraient parvenir à sortir le mot « profit » à un moment à force de tâtons intellectuels, mais viendra la base du sujet, celle qui leur échappe dans 90% des cas : quid de la propriété des outils de production ? Ce truc de capitaliste dans lequel un patron est propriétaire de l’outil de travail sur lequel l’ouvrier bosse en échange d’un salaire ? Non parce que dans ce cas : pourquoi nos anticapitalistes ne démissionnent-ils pas là, tout de suite, pour monter des coopératives ? Car si tous les travailleurs deviennent propriétaires de leur entreprise et de ses bénéfices, le capitalisme ne va pas tenir bien longtemps.
Mais généralement, vous entendrez en face une série de toussotements nerveux, et puis que bon, pour démissionner « C’est pas le moment » qu’un salaire c’est plus « sécurisant » et qu’en fait, c’est mieux quand quelqu’un d’autre porte le risque, hein, parce que bon, investir son pognon, houlà ! La formation d’un Soviet révolutionnaire est vite arrêtée sitôt que vient la question du salaire pour s’acheter Animal Crossing. Votre interlocuteur aura généralement tendance à changer de sujet, avant de retourner chanter Bella Ciao devant Netflix, le tout streamé sur son Mac. La révolution attendra encore un peu.
Le monde d’après n’aura pas lieu parce que la réflexion politique générale est proche du zéro absolu. Si vous avez raté ce grand moment, n’oublions pas que des personnalités ont signé, et un grand journal a publié sans ciller l’extraordinaire tribune des 100 principes de Nicolas Hulot pour un « nouveau monde ». Quelque part entre la rédaction de collégien et le discours de Miss France, on appréciera le niveau de réflexion d’une personne qui a été ministre. Ou bien est-ce justement ce niveau de réflexion qui lui a permis de se fondre dans la masse de notre gouvernement, j’hésite. Mais quand on lit « Le temps est venu pour une nouvelle façon de penser« , « Le temps est venu de ne plus se mentir. » et autres « Le temps est venu d’entendre la jeunesse« , on a tout de même l’impression d’être à l’élection des délégués de classe de 6ème B. Ne manque qu’un « La guerre c’est pas bien » et « La méchanceté c’est pas gentil » pour obtenir les encouragements du conseil de classe. Et encore, ce discours a beau être navrant, il reste malgré tout assez proche du niveau général, puisque je rappelle que ces dernières années, la base de la réflexion politique est d’être contre quelque chose. Les patrons, les étrangers, le candidat de l’apocalypse… choisissez votre méchant préféré. Être pour un truc, c’est nul. L’important, c’est de s’opposer à un autre. Et si vous-même, vous avez envie de vous lancer en politique, n’oubliez pas que vous pouvez inventer votre méchant : si Don Quichotte de la Manche voyait des géants dans les moulins, il vous suffit de sortir des fascistes de votre manche pour vous poser en Jean Moulin. Bref, ce n’est pas avec les méthodes d’hier que vous allez bâtir le monde de demain.
Le monde d’après n’aura pas lieu parce que l’information est en panne. « Pas de démocratie sans information de qualité ! » vous rappellera audacieusement votre ami journaliste, avant d’aller taper son article Ces cinq choses à savoir sur Greta Thunberg, le tout disponible sur internet après un pop-up publicitaire « Envie de changer de voiture ?« . Ainsi, même durant la crise, où l’information ralentie aurait permis, justement, de prendre plus de temps pour faire des enquêtes, le paysage informatif français a regorgé de palpitants micro-trottoirs (même sur les trottoirs vides, c’est possible), ces choses qui n’apprennent rien à personne et dont l’on peut tellement faire n’importe quoi qu’ils sont la base des chroniques de Guillaume Meurice. C’est dire si c’est du sérieux. Quel bonheur, donc, de savoir que Madame Michu « est triste de ne pas pouvoir sortir » ou que Monsieur Ripolin « a peur d’arriver à court de papier toilette ». Et encore, ça, c’est si l’on n’a pas carrément directement le droit à des tweets pour pouvoir taper son article sans sortir de chez soi (c’est plus sûr). Il est donc délicieux d’entendre quelqu’un ricaner de la qualité proverbiale de BFM TV avant d’enfouir sa tête dans la lecture d’un journal devenu une grande compilation de dépêches AFP assorties de commentaires d’anonymes piquées à droite et à gauche, entre des tribunes ouvertes à tous les passants, aussi stupides soient-elles. Fut un temps où l’on punissait les journalistes en les envoyant à la rubrique des chiens écrasés. Quelle belle époque que celle où le chien en question est écrasé sur toutes les pages du journal. Rappelez-moi pourquoi la presse est en crise ? Ah, oui : internet, salaud !
Le monde d’après n’aura pas lieu parce qu’on préfère le spectacle. Suite directe du point précédent, vous aurez sûrement remarqué que l’on invite plus facilement des personnalités que des experts sur les plateaux télés : ça fait plus d’audience. Ainsi, nous avons le droit à des tribunes d’acteurs, des vidéos de trublions, des opinions médicales d’anciens footballeurs, et tout cela, relayé en larges colonnes parce que vous comprenez, pour comprendre le monde actuel et préparer la suite, il est plus intéressant d’avoir l’avis d’un chanteur que d’un économiste. Les économistes, c’est chiant, ça parle longtemps, et en plus, personne les connait. Alors qu’une petite tribune d’une actrice française (qu’on ne citera pas, c’est un blog respectable) n’ayant participé à aucun film rentable en 30 ans, ayant bâti sa fortune sur les aides publiques au cinéma et les montages financiers liés, et qui vient réclamer des sous et plus de solidarité (mais pas avec son argent, hein), alors ça ! Ça, ça mérite de pleines pages et des tweets mes petits amis. Bon après, notez que ça se tient : vous vous souvenez des banques qui se partageaient le pognon en paix mais sont venues demander de l’aide en 2008 parce que la vie était trop injuste ? Voilà, on a laissé faire. Alors pourquoi se gêner ?
Le monde d’après n’aura pas lieu parce que personne n’a envie du monde d’après. Nous en revenons au premier point : le monde est peuplé de connards, et tout le monde veut que ça change, mais pas trop quand même. On veut moins de pollution, mais faudrait pas payer sa télé plus chère parce qu’on la fabriquerait plus près. On veut plus de partage, mais pas avec son pognon. On veut plus de solidarité, mais principalement pour soi. On veut moins de surconsommation, mais faudrait pas m’empêcher d’aller à Starbucks. On veut mieux manger, mais tout le monde faisait la queue à Mac Do dès la réouverture.
Bref, Madame, Mademoiselle, Monsieur, Mondamoiseau, il va falloir vous y faire : nous vivons dans un monde de gros connards égocentriques, et non, applaudir à sa fenêtre à 20h n’aura pas rendu le monde meilleur. Tout au plus, ça vous aura forcé à interrompre votre apéro Skype avant de retourner discuter de ce à quoi pourrait ressembler l’après. Or…
Le monde d’après n’aura pas lieu.
Ou alors si, mais sous la forme d’une grosse crise économique qui ne sera pas sans nous rappeler le siècle dernier.
Ce qui en soi, m’irait bien si nous profitions de cette décennie pour retrouver les années folles, le jazz, le swing, les cafés bardés d’art nouveau fréquentés par des impressionnistes sur le retour, le tout autour d’un bon whisky au fumoir.
Mais à la place, ce sera donc vapoteuse et café à 2€ derrière une vitre en plexiglas au son de PNL.
Vivement le monde d’après, alors.