Le jardin de l'Homme

Réflexions sur notre politique alimentaire

17. Actualité archives 2007

« Et nous considérons l’autarcie comme un grand bien, non pas qu’il faille
absolument chercher à se contenter de peu, mais enfin que, si nous ne
disposons pas éventuellement de beaucoup, nous nous contentions de peu,
fermement convaincus que ceux-là jouissent le plus de l’abondance qui ont
le moins besoin d’elle. Convaincus aussi que tout ce qui est naturel est
facilement accessible, mais que ce qui est vain est difficile à obtenir »

Épicure
***
L’homme vit dans une maison qui lui permet de se reposer après le travail.
Il peut, s’il le veut, faire de sa maison une demeure accueillante et
ouverte, sensible à son avenir. Derrière la maison, l’homme cultive un
jardin afin de subvenir à ses besoins. Là où il y a des hommes, on trouve
un jardin, qui est le lieu de la culture dans la proximité. Comme parcelle
de terre aménagée et délimitée, le jardin appartient à ceux qui le
cultivent et l’entretiennent dans le respect des règles de la nature.
Ceux-ci ont-ils besoin de tout ? Non, car on ne mange jamais pour manger,
mais pour vivre : la nourriture, produite par la nature, nous permet
d’habiter en elle. Le jardin propose ainsi un idéal de responsabilité et de
vie, celui d'une vie conforme à la nature.
De la nature à l’âge de la surconsommation
Cependant, le travail, la spécialisation et les chaînes de montage ont
séparé l’homme de son travail agricole. Le travail est devenu production et
profit, sans égard à la nature. Un des effets de la modernité n’a pas été
le passage de la terre au jardin, qui date des débuts de l’histoire de
l’homme, mais le passage des marchés publics aux supermarchés. Au sens
large, une aliénation s’est depuis développée pour parler avec Marx : le
produit a cessé d’appartenir aux producteurs et aux consommateurs, car les
supermarchés ont abandonné leurs tablettes aux produits les plus rentables,
lesquels ne sont pas toujours les moins chers ni les meilleurs. Ainsi s’est
mis en place un système de concurrence favorisant, contre la sauvegarde de
l’environnement, l’emballage et le transport des denrées. Ici, pour mieux
comprendre le jardin contemporain, il convient de dire un mot sur
l’histoire des supermarchés.
Inventés aux Etats-Unis durant la décennie 1960, les supermarchés ont
littéralement pris d’assaut la planète. Cette explosion de la vente en gros
a mis à mal les petits producteurs vendant, le plus souvent, aux petits
marchés. Loin de favoriser la qualité et l’équitable, les gros joueurs
n’avaient qu’un seul but en tête : vendre toujours plus en s’appropriant la
part du lion. C’est ainsi que, depuis une trentaine d’années, l’agriculture
a connu une évolution très discutable : augmentation de l’exploitation,
augmentation de la pollution (pesticides, transports, emballages),
recrudescence des maladies, arrivée des organismes génétiquement modifiés
(OGM), disparition des petits joueurs au profit des géants, pression
intenable sur les producteurs locaux, instabilité des prix, etc. Cependant,
nous commençons à mieux comprendre la situation mondiale et la tendance –
s’agit-il seulement d’une mode ? - est au retour vers l’agriculture
naturelle et locale.

Agriculture locale, travail et autarcie
Aujourd’hui, en effet, nous assistons à une prise de conscience globale et
nous voyons d’un autre œil les supermarchés. Nous avons compris que le
marché actuel est contrôlé par quelques géants, que les règles en vigueur
favorisent les gros joueurs et que ce sont, en bout de ligne, les
producteurs locaux, l’économie locale et les consommateurs qui perdent à ce
jeu. Trop souvent encore, les géants de l’alimentation récupèrent les
initiatives locales et ajoutent plus de pression sur les marchands locaux.
Mais heureusement, à l’intérieur même des lois du libre-échange
nord-américain, se développe de plus en plus au Québec un retour passionné
pour les produits du terroir. Friands de cuisine originale, de cuisine
authentique et de mets gastronomiques (souvent popularisés par certaines
émissions de télévision), de nombreux Québécois, faisant un pas en avant,
s’intéressent davantage à leurs produits. Ce n’est pas parce qu’ils sont
épris de luxe ou qu’ils veulent se distinguer, mais parce qu’ils veulent
redécouvrir le goût et les saveurs des aliments. Qu’on pense entre autres
aux bières artisanales, aux cidres et aux vins, aux produits de l’érable,
aux fromages d’ici, aux légumes et fruits du Québec pour s’en convaincre.
Associée à la mode du naturel, du « biologique » et du commerce «
équitable », l’agriculture locale reprend de la vigueur en se démarquant de
plus en plus de ses concurrentes. Mais pourquoi donc encourager encore
davantage nos producteurs d’ici ? Acheter québécois, est-ce priver les
Mexicains ou les Américains de travail ?
La réponse est non. Il y a plusieurs avantages à acheter les produits
d’ici, non pas contre les autres, mais d’abord pour nous-mêmes : quand nous
le faisons, nous encourageons nos économies locales, nous développons nos
produits, nos créneaux et nos réseaux, nous nous assurons de la qualité et,
en retour, nous devenons plus autarciques, c’est-à-dire que nous dépendons
moins des produits des autres pays et que nous sommes moins vulnérables aux
fluctuations du marché. L’auto-suffisance, ce n’est pas un défaut, c’est
une qualité, un signe de richesse. Si les consommateurs sont mieux informés
et s’informent par eux-mêmes sur les effets pervers de la mondialisation,
cela ne peut qu’aider les marchés publics qui distribuent les produits
locaux.
Choix, goût et fraîcheur
Les raisons de bouder les supermarchés sont nombreuses. Pour le bien de
cet article, nous nous limiterons à trois : le choix, le goût et la
fraîcheur. Nous présenterons ici des raisons relatives aux produits
eux-mêmes. Ensuite, nous regarderons le marché public dans un cadre plus
global, c’est-à-dire le cadre environnemental.
Premièrement, au marché public, le choix est à l’honneur. En effet, non
seulement y a-t-il plus de produits, mais le choix s’opère entre les
produits locaux. Ainsi, ce sont les producteurs locaux qui gagnent. Avoir
le choix signifie qu’il y a au moins deux possibilités. Qui doit choisir
entre des pommes Mac Intosh et des Empire ramassées ici avantage
nécessairement le marché québécois de la pomme ; son choix, quel qu’il
soit, aide nos vergers, notre économie et assure la qualité Québec.
Secondement, au marché public, le goût est déterminant. En effet, non
seulement peut-on goûter les produits qui y sont vendus, mais ceux-ci ont
plus de goût, ce qui permet le raffinement, car ils ne sont pas transportés
ou suremballés. Le goût ne vient pas avec le nom de la compagnie ou le
prix, encore moins avec l’emballage : il est le résultat d’une culture et
d’un lieu. Le mot goûter d’ailleurs, du latin gustus, signifie apprécier
par les sens
. Cela implique qu’il est impossible de goûter sans avoir un
intérêt pour l’aliment lui-même. Plus on développe les goûts, plus on se
raffine, plus on cherche la qualité, l’authenticité et l’origine du
meilleur produit. Loin d’être l’apanage exclusif de la haute société, des
gens riches et de l’ancienne bourgeoisie, le goût se développe désormais
dans toutes les sphères de la société. Le contraire du goût, c’est la
consommation rapide ; le mot consommation vient de consumare, qui signifie
brûler. Consommer, c’est refuser de vivre une expérience qui, reposant sur
les 5 sens, peut modifier notre avenir. S’il faut brûler des calories, il
est toujours préférable de choisir les aliments qui les comportent, ce qui
est relève de la culture du goût.
Troisièmement, au marché public, la fraîcheur n’est pas négociable. En
effet, non seulement n’est-il pas question d’accumuler les produits dans
des caisses, mais de présenter des tablettes qui regorgent de produits
frais du jour, des fruits ou des légumes récoltés quelques heures avant
leur mise en étalage. Si l’on veut cuisiner durant la journée, il importe
d’acheter ses produits au marché. La fraîcheur, ce n’est pas un caprice de
chef, c’est la condition sine qua non du repas de qualité et apprécié par
tous les convives d’un banquet.
L’agriculture biologique et équitable contre la production d’OGM
Si on élève le regard et que l’on s’intéresse au modèle de production,
l’on renoncera volontiers aux attraits des supermarchés. Car ceux-ci, loin
de valoriser la qualité, optent pour la quantité. L’idée de base du
supermarché est assez simple : elle consiste à vendre plus afin d’accumuler
les bénéfices. Pour y arriver et écraser toute concurrence, les grandes
chaînes ne reculent devant rien : elles se transforment en pharmacie, en
tabagie, en boulangerie, en boucherie, en épicerie, en Société des
Alcools… Dans ces conditions, elles acceptent les produits qui assurent le
maximum de profit, surtout ceux qui sont fortement publicisés ou ceux qui
sont esthétiquement attirants. Ainsi a-t-on vu l’arrivée des OGM, non pas
pour résoudre la crise de famine en Afrique, mais plutôt pour vendre aux
consommateurs rapides des produits « parfaits » de couleurs et de forme.
Si nous savons que certaines compagnies contrôlent la production et jouent
avec la nature au mépris des risques que cela comporte pour l’avenir, la
responsabilité exige que l’on se détourne de ces géants de l’alimentation.
Contre les laboratoires de génétique, il convient de valoriser dans la
mesure du possible les agricultures naturelle, biologique et équitable. Les
aliments naturels, bien qu’imparfaits en forme, servent parfaitement bien
les fins de l’homme. Les aliments arborant une véritable certification
biologique, bien qu’ils soient parfois plus chers, permettent de s’opposer
aux mensonges d’une mondialisation injuste. Et les produits équitables,
s’ils sont développés dans le respect du principe et des règles de justice,
y compris dans les champs du Québec, viennent montrer que les petits
consommateurs, aussi petits soient-ils, ont un certain poids dans une
économie capitaliste plus sauvage que respecteuse de la culture.
La recette des marchés : discuter et partager des valeurs
Un dernier point devrait convaincre le lecteur sceptique de l’urgence de
se tourner vers les marchés publics : l’avantage de la communauté, de la
coopération et de la solidarité. En effet, contre un magasinage anonyme,
individualiste et hyperconsommateur, les marchés publics proposent une
autre expérience des courses. Dans un marché public, l’intérêt n’est pas
simplement économique, il est aussi à la discussion et au partage.
D’ailleurs, s’il y a une chose qui manque cruellement aux Québécois depuis
la disparition des rencontres sur le parvis des églises, c’est la
discussion avec l’autre. Cependant, des empêcheurs de tourner en rond
répliqueront que le but des discussions est de vendre ! Et oui, il se peut
que le marchand parle pour vendre. Or, en retournant l’argument, on
demandera si le supermarché, fort de sa stratégie publicitaire, veut vendre
? La différence, c’est qu’au marché, qu’il soit en plein air ou non, les
valeurs d’entraide et de solidarité trouvent une expression forte et
rassurante. Pour le dire en termes simples : le marché public, c’est un peu
le meilleur de la campagne dans la ville.
Derrière les jeux de mots...
En terminant, il faut avouer que les marchés publics ne résoudront pas
tous les problèmes alimentaires des Québécois. Et si un ancien politicien a
peur du mot « protectionnisme » et parle plutôt d’ « autosuffisance », on
ne peut rien y faire. L’idée de fond reste la même : il faut, dans le
respect des règles économiques, acheter plus souvent les produits que nous
développons nous-mêmes. En clair : il ne s’agit pas de fermer les
frontières aux bananes ou aux oranges, mais d’ouvrir nos sacs à nos pommes
! Les Québécois ne sont pas plus idiots ni protectionnistes que les Danois,
les Allemands ou les Japonais : comme eux, ils ont grand intérêt à aller de
l’avant en retournant au marché pour encourager leurs concitoyens. Si le
marché public, qui demeure avant tout un lieu de vente, assure un lien
concret entre les régions et les villes, entre les agriculteurs et les
citadins, n’a-t-il pas lieu de se réjouir ? Nos tables et nos restaurants
en profiteront. Car l’action juste se trouve plus que jamais dans le choix
du petit, du fragile et du vulnérable contre les haut-parleurs du discours
dominant, c’est-à-dire les géants qui ont un budget et une stratégie
publicitaires impossibles à concurrencer. Aller au marché donc, ce n’est
pas revivre la nostalgie des années 1970 ni produire de l’idéalisme, c’est
défendre la culture, protéger l’environnement, participer à l’essor des
économies locales, tout en faisant preuve d’un sens aigu de solidarité.
Dominic DESROCHES

Département de philosophie

Collège Ahuntsic
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --

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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.





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