lundi 2 juin 2003
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Libre opinion: À la une du Devoir du 26 mai, l'auteur et professeur de littérature Jean Larose braque ses projecteurs sur Les Invasions barbares. Au-delà de l'unanime critique qui porte ce film aux nues, d'ici jusqu'à Cannes, il souligne la nonchalance avec laquelle le cinéaste Denys Arcand y aborde la mort. «C'est un film sur la mort, mais qui ne prend pas la mort au sérieux.» Comment donc expliquer l'émotion qu'il soulève alors qu'on y assiste à la représentation de la mort idéalisée de Rémy-le-baby-boomer-gâté-pourri, une mort spectacle, douce, confortable, sans douleur, achetée grassement et livrée sur commande, hypercontrôlée?
Ah, nous a-t-on répondu, c'est ainsi que Denys Arcand y dénonce les caprices et les attentes démesurées des baby-boomers. C'est une «caricature» voyez-vous. On aura donc beaucoup discouru sur le portrait dénonciateur que dresserait Arcand de ses cogénérationnaires du baby-boom, tout en s'attendrissant sur son personnage mourant. Pourtant, comme le souligne Jean Larose, il n'y a ici aucune réelle dénonciation. Le portrait est plutôt compatissant, pour ne pas dire complaisant.
C'est que Rémy, digne représentant d'une génération bien repue de l'abondance post-guerre et des largesses du même État-providence québécois que le cinéaste ridiculise en noircissant à outrance le système de santé, mérite la plus belle des morts. Et il l'aura grâce aux liasses de dollars que son fils fait pleuvoir sur des hauts fonctionnaires et des syndiqués corrompus jusqu'à l'os ainsi que sur des junkies revendeurs qui lui fournissent cette précieuse héroïne tueuse de douleurs. «Money is no object.»
Ayant accompagné des êtres aimés dans leurs derniers mois et semaines de vie et ayant accompagné comme bénévole des personnes atteintes de vrais cancers en vraie phase terminale, je n'ai pu, à l'instar de Jean Larose, verser une seule larme. Je suis restée bouche bée devant cette mort surréaliste d'un homme toujours bien en chair, au teint presque rosé, se lovant dans sa chaise longue sur le balcon d'un chalet cossu du lac Memphrémagog -- lieu de villégiature prisé par les plus nantis d'entre nous --, entouré de ses amis qui assistent au spectacle d'une euthanasie tout aussi cossue. [...]
Mais le confort ne s'arrête pas là. Sur l'aspect plus politique du film, il rejoint l'indifférence, pour reprendre le titre du merveilleux documentaire du même Denys Arcand sur le référendum de 1980. Dans une chronique récente (The Gazette, 16 mai), j'ai soulevé la difficulté que semblent avoir les personnages des Invasions à s'identifier au Québec. Cette indifférence identitaire, voire ce rejet, participe du confort grandissant d'une partie de ces baby-boomers face à l'identité canadienne. «If you can't beat them, join them.»
Ainsi, des personnages s'identifient comme «Canadiens français» plutôt que Québécois. Un va même jusqu'à lancer qu'il vient de «Chicoutimi, Canada» ! Mais c'est dans la fameuse scène des «ismes» que les masques tombent avec fracas. Attroupés devant le même chalet cossu, nos boomers se rappellent leurs folies de jeunesse, leurs «galères idéologiques», comme les qualifiait un éditorialiste de La Presse. Et d'enfiler, entre autres, le marxisme-léninisme, le communisme, le maoïsme, le trotskisme et... le souverainisme. Voilà que ce dernier fait maintenant partie du passé des personnages, de ces moult conneries de jeunes universitaires encore verts. Léon Trotski et André d'Allemagne, même combat ?
Le Canada, lui, est bon et généreux. On ne compte plus les millions qui affluent d'Ottawa pour nos universitaires et chaires en tous genres. Le personnage joué par Yves Jacques se la coule douce et confortable (encore ce foutu confort !) à Rome, dans un Institut «canadien» généreusement subventionné par le fédéral et qui étudie les «Canadiens» vivant à l'étranger. Une caricature ? Vous croyez vraiment ?
Pendant ce temps, des trois enfants adultes du film, deux vivent heureux et... à l'aise à l'étranger, alors que la seule qui n'a pas encore été foutue de quitter cette «province de ticounes» est une junkie -- sympathique, généreuse et intelligente -- mais une junkie néanmoins. Ce bonheur dans la fuite s'explique peut-être par les services de santé, les syndicats et la fonction publique de merde que nous dépeint le film.
Heureusement que tous les baby-boomers du Québec ne ressemblent pas à ceux et celles de Denys Arcand. Il existe certes des exceptions notoires, mais elles tendent, en effet, à confirmer une certaine règle. De plus en plus à l'aise et indifférents, plusieurs d'entre eux n'en ont que faire d'un système de santé public qui risque de ne pas leur procurer les soins et, surtout, la mort ouatée qu'ils convoitent. Alors, vivement les «partenariats privé-public» pour nos boomers aux portefeuilles bien garnis. Le gouvernement précédent y allait gaiement, et le tout nouveau s'y précipitera avec délice.
Surtout, plusieurs de nos boomers n'en ont que faire de ces «folies de jeunesse» comme un Québec indépendant. Tout cela est dépassé, non ? Alors, vivement les subventions du fédéral et la réhabilitation de plus en plus audible et visible des mots «province» et «canadien» dans les conversations de tous les jours et dans tous nos médias, sans exception, électroniques et écrits.
Mais soyons optimistes face à l'avenir. Peut-être les générations qui suivent celle du baby-boom verront-elles un jour ce film comme le reflet d'un bien mauvais coton que le Québec aura filé après deux référendums perdus, dont un de justesse -- un Québec encore prisonnier d'une «élite» devenue trop à l'aise et trop indifférente pour veiller sur ce bien collectif si peu intéressant en regard du bien individuel.
Et peut-être que ces générations post-boom sauront échapper aux chants si charmeurs de la sirène «provinciale» du confort et de l'indifférence.
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