Conçue dans les années 1980 et appliquée sans faiblir depuis le 11-Septembre par les néoconservateurs américains pour reconfigurer la région en plusieurs micro-États faibles et dépendants, la théorie du chaos donne aujourd’hui la pleine mesure du désastre. Retour sur des décennies de carnage en Irak, Libye et Syrie. Un chaos qui s’étend désormais à ses initiateurs, les États-Unis et leurs alliés européens et moyen-orientaux.
Le conflit de Syrie est entré dans sa sixième année. Quelle en sera l’issue, alors que s’affrontent le camp de la guerre à tout prix, celui de la paix coûte que coûte et les partisans d’une solution juste et morale ? On trouve aujourd’hui encore des naïfs qui veulent se persuader et persuader l’opinion qu’il y aurait des opposants modérés parmi les terroristes, des « démocrates » au sein des 2 000 groupes djihadistes recensés, de nobles patriotes pur jus parmi les mercenaires aux 100 nationalités qui sèment mort et destruction en Syrie, en Irak, en Libye ou ailleurs. Dans les milieux où l’on s’est amouraché des « printemps » au jasmin ou à l’hibiscus, l’égarement dans les impasses du conditionnel passé amène à évoquer sans fin, avec des sanglots dans la barbe, les pionniers de la cyber-révolution de l’hiver 2010-2011, mais à ignorer le chaos généralisé qui gagne pays après pays l’ensemble du Grand Moyen-Orient. Ce n’est pas pour déplaire aux idéologues néoconservateurs (néocons) étasuniens qui, dès les années 1990, enivrés par le triomphe sur l’axe du Mal communiste, résumaient à l’attention des Européens leur conception du partage des tâches : « Pendant que vous analysez et commentez le passé, nous, nous créons l’Histoire… »
La formule est cynique, mais bien vue : tandis que dans nos instituts et autres « chars d’assaut de la pensée », les intellectuels de France et de Navarre philosophent sur les printemps arabes, y voyant une suite de rendez-vous manqués avec la démocratie, leurs collègues des think tanks anglo-américains approvisionnent en arguments, en idées et en projets l’entreprise de déconstruction et de dislocation lancée par l’Empire atlantique sur le monde arabe et musulman, depuis que la disparition de l’URSS laisse le champ libre à l’axe du Bien.
Barack Obama, un néoconservateur qui s’ignore
Barack Obama a entamé sa dernière ligne droite. Son « testament », publié ces jours-ci sous forme d’entretiens avec le journaliste américain Jeffrey Goldberg, fait grand bruit, notamment ses petites phrases. Erdogan est un « raté », un « tyran » ou un « autoritaire » (au choix du traducteur). L’Arabie saoudite est-elle un allié ? Obama répond par une pirouette : « C’est compliqué », avant de rappeler que les terroristes du 11-Septembre sont « saoudiens plutôt qu’iraniens » et qu’un « pays moderne ne peut marcher quand il brime la moitié de sa population ». Suprême provocation : « L’Arabie Saoudite et l’Iran doivent se partager les rôles au Moyen-Orient et instaurer entre eux une paix froide. » Sur le fond, Obama ne paraît pas avoir une estime démesurée pour ses « alliés » les rois du pétrole, et la démocratie ne semble pas être son premier souci : il rêve seulement d’« autocrates intelligents ».
Malgré ces détails croustillants, le discours du Nobel de la paix n’est pas fondamentalement différent de celui des prédécesseurs, républicains ou démocrates… Prosaïquement, un historien canadien, Michael Jabara Carley, qui enseigne à l’université de Montréal, se demandait récemment s’il y a encore un pilote à la Maison-Blanche. Il avançait trois hypothèses susceptibles d’éclairer l’approche ambiguë d’Obama en matière de politique étrangère : doit-on l’imputer à la faiblesse de celui qui passe face aux administrations qui restent, à une certaine incompétence, ou à une posture machiavélique consistant à faire la guerre sans en avoir l’air ?
Présenté comme l’homme le plus puissant du monde, Obama n’est pas l’homme le plus puissant des États-Unis. On lui reconnaît une grande intelligence et il inspire de la sympathie à ceux-là mêmes qui constatent ses faiblesses ou ses insuffisances. Pourtant, dans le « testament », ces dernières paraissent noyées et ballotées dans les méandres d’une vision stratégique à laquelle ne peut échapper aucun président, démocrate ou républicain, puisqu’elle est celle du « pouvoir profond » étasunien, depuis plus de trente ans sous la coupe néoconservatrice. Cette vision nous renvoie à la « logique du chaos », machiavélique par essence.
Cette logique rend compte du double jeu hypocrite que l’on reproche souvent à Washington. Barack Obama fait siens tous les fondamentaux de ses prédécesseurs. L’Amérique est donc le meilleur pays au monde et son rôle est par définition bénéfique. Il constate le chaos régnant dans tous les États où elle a voulu imposer sa démocratie de marché, mais il ignore superbement qu’elle est à l’origine de ce chaos, déplorant seulement que celui-ci « noircisse le bilan du travail accompli par l’Amérique » et la « détourne de ses autres priorités ». En Libye, les États-Unis ont soigneusement planifié l’intervention militaire et financé la formation de la coalition, mais le pays est « une catastrophe », s’étonne Obama, estimant néanmoins « avoir empêché une guerre civile prolongée et sanglante » (sic). Résigné devant le chaos, en Libye et en Syrie par exemple, il se console en affirmant que le prix de l’action (une intervention directe) serait plus élevé que le prix de l’inaction (le refus d’intervenir qui lui est reproché). C’est le raisonnement même des fervents du « chaos créateur » : il est plus facile de conserver la maîtrise d’une situation chaotique que l’on a créée que de construire à tout prix un ordre « américain » improbable dans une zone étendue, lointaine et étrangère.
En effet, inspirée par Leo Strauss (1899-1973), un philosophe juif allemand, la théorie en question est fondée sur un postulat : « C’est par la destruction de toute résistance plutôt qu’en construisant que le pouvoir s’exerce », ou « c’est en plongeant les masses (les pays vulnérables) dans le chaos que les élites (les pays dominants) peuvent aspirer à la stabilité de leur position ». Léo Strauss précise : « C’est dans cette violence que les intérêts impériaux des États-Unis se confondent avec ceux de l’État juif. » Ces principes seront adoptés au pied de la lettre par les stratèges qui, produits d’une symbiose historique entre sionisme et calvinisme, donneront naissance à la pensée néoconservatrice.
La doctrine prend corps au début des années 1980, lorsque le chantre du néolibéralisme sauvage, le cow-boy Ronald Reagan (au pouvoir entre 1981 et 1989), met un terme à la détente pour revenir à l’endiguement (les Soviétiques en Afghanistan) et au « double endiguement » (l’Irak de Saddam Hussein contre l’Iran de Khomeiny). Les néocons, souvent de double nationalité israélo-américaine, étaleront leurs plans tordus visant au remodelage du Grand Moyen-Orient conformément aux obsessions de Washington et de Tel-Aviv : le contrôle des zones riches en hydrocarbures suppose une redéfinition des frontières, des États et des régimes politiques. Le plan Yinon, rendu public en 1982, concocté par un stratège israélien pour le gouvernement du Likoud de Menahem Begin, définit ainsi « la stratégie pour Israël dans les années 1980 ». Il propose sans ambiguïté de « déconstruire tous les États arabes existants et de remodeler l’ensemble de la région en petites entités fragiles, malléables et incapables d’affronter les Israéliens ».
Le complément opérationnel du chaos créateur est la « théorie du fou » de Nixon, préconisant que l’Amérique soit dirigée par « des cinglés au comportement imprévisible, disposant d’une énorme capacité de destruction, afin de créer ou renforcer les craintes des adversaires ». Obama se réfère à cette théorie, sans y voir de malice…
Depuis l’implosion de l’URSS et du bloc communiste (1989-1991), les États-Unis, qui « conservent la responsabilité de protéger le monde », ont plus que jamais une obsession (Brzezinski dans le Grand Échiquier, 1997) : étouffer l’émergence de toute puissance susceptible de contrarier leurs ambitions, conformément à la « doctrine de la domination à spectre total » élaborée par le Pentagone. Cette dernière incarne le rêve des néocons et de leurs émules infiltrés dans les arcanes des « États profonds » de l’univers occidental : ban et arrière-ban de la communauté internationale, banques, entreprises transnationales ou ONG.
S’inspirant de lathéorie du chaoset mise en œuvre selon lathéorie du fou, la politique impériale du moment unipolaire américain (à partir de 1991) sera fondée sur les préceptes suivants : faire n’importe quoi, pratiquer un « deux poids deux mesures » systématique, prêcher la morale et agir de façon immorale, user d’un discours irrationnel, violer les principes du droit international et contourner les décisions du Conseil de sécurité des Nations unies lorsqu’elles dérangent. Selon Noam Chomski, « ce mépris de la primauté du droit est profondément enraciné dans la culture et les pratiques américaines ». Le résultat ne sera pas triste.
La logique du chaos ne relève pas du droit, on s’en serait douté, mais d’un choix stratégique dicté par la géopolitique. Pour elle, la planète est divisée en trois zones concentriques : au centre, le « heartland » eurasiatique (Chine, Russie) qui détient les clés de la maîtrise du monde ; à la périphérie les terres offshore où ont leurs bases les empires de la mer guignant l’hégémonie ; entre les deux, un « rimland », dont une bonne partie est occupée par une « ceinture verte musulmane » qui constitue un espace riche et stratégique qu’il faut contrôler. Le cocktail des deux théories, le chaos et le fou, va s’avérer détonnant pour les peuples de cette muslim green belt.
Dans une jungle où l’on n’en est plus à un mensonge près, prétendre combattre des mouvements terroristes que l’on a contribué à créer (Al-Qaïda, Daech) et que l’on soutient sans trop se cacher est une simple peccadille. Que dire alors de l’iniquité des sanctions, arme favorite des Occidentaux, qui prétendent punir les « massacreurs » et les « régimes », mais visent en réalité à humilier, affamer, désespérer les populations, tout en volant l’argent de leurs pays et – il n’y a pas de petit bénéfice – en se dispensant de respecter les engagements pris ?
Les sanctions : arme de destruction massive ou coup de grâce
Bien que l’efficacité testée des défenses russo-syriennes ait sans doute pesé lourd dans sa décision, de même que les réserves du Congrès, Obama a évité le pire en août 2013 en renonçant à déclencher des frappes punitives (?) sur la Syrie, à la suite de l’affaire des armes chimiques. En fait, cette décision de « rompre avec les règles du jeu » semble avoir été inspirée, non pas par une logique de justice, mais par la volonté d’affirmer son pouvoir face aux états-majors, aux services et aux think tanks. Ceux-ci sont influencés et financés par l’Arabie et d’autres pays du Moyen-Orient – d’après Goldberg, on le sait très bien à la Maison-Blanche –, et la plupart travaillent pour leurs bailleurs de fonds arabes et pro-israéliens. CQFD… Rien en tout cas qui puisse inciter les peuples du Grand Moyen-Orient à contredire Paul Craig Roberts, ancien secrétaire adjoint étasunien au Trésor, lorsqu’il écrit de sa plume au vitriol (Blog de la résistance, 12 janvier 2016) :« Unique au milieu des pays de la Terre, le régime US est l’organisation criminelle la plus achevée de l’histoire humaine. »
Commentant les bouleversements des années passées, Ahmed Ben Saada, chercheur et politologue algérien installé au Canada, rappelle dans son livre Arabesque$ qu’ils « n’ont généré que le chaos, la mort, la haine, l’exil et la désolation […] ». Ce qu’il rapporte d’un bilan récent portant sur « les seuls printemps arabes » fait frémir : 1,5 million de morts et blessés (chiffre à réviser à la hausse, ndlr), plus de 15 millions de réfugiés et déplacés (en fait 18 ou 19 millions en incluant les guerres d’Irak, ndlr). Il en aurait coûté à l’ensemble des pays arabes des pertes sèches de 833 milliards de dollars, dont plus de la moitié en infrastructures diverses et en sites archéologiques ou historiques. Les pays de « la zone Afrique du Nord-Moyen-Orient (ANMO) auraient perdu plus de 100 millions de touristes ». Ajoutons à ces dévastations pharaoniques, financées par les États pétroliers à coups de dizaines de milliards, d’autres centaines de milliards de dollars « gelés » par les sanctions, c’est-à-dire purement et simplement volés. Pour la seule Syrie, des estimations récentes évaluent à 300 milliards le coût des destructions et pillages, et certains avancent le chiffre de 1 000 milliards pour les dommages et intérêts qu’elle pourrait demander (cf infra).
Il est évident que ce ravage incommensurable – la pire des catastrophes qui pouvait frapper les Arabes et les musulmans – n’aurait pu être mené à bien sans le concours des alliés moyen-orientaux de l’Empire atlantique, trop connus pour qu’il soit nécessaire de les mentionner à nouveau. Mais, en ce début de saison 2016, il ne s’agit pas seulement de faire le bilan des « printemps arabes ». C’est un quart de siècle de « démocratisation » américaine, à coups de bombardements humanitaires, de massacres, de dégâts collatéraux, de stratégie du chaos qui nous contemple du haut des pyramides de ruines du Grand Moyen-Orient. Désordre et anarchie se sont installés dans nombre de pays comme des données permanentes, et les visions à la Yinon ne semblent plus délirantes, une nouvelle géographie se dessinant progressivement, conforme aux vœux des stratèges néoconservateurs, américains ou israéliens. Cette cartographie, évoquée par les politiciens, intègre l’installation à demeure de Daech (organisation de l’État islamique).
Enfin – et ce n’est pas le moindre des changements dans le paysage géopolitique du Grand Moyen-Orient –, une évolution jadis ou naguère impensable se profile rapidement dans l’atmosphère trouble des « révolutions à guillemets » : longtemps discret, mais vigilant et omniprésent dans l’entourage et le lobbying des « opposants armés », l’État hébreu ne cache plus sa complicité avec l’Arabie wahhabite et les monarchies du Golfe. L’idée d’une normalisation généralisée entre Tel-Aviv et la plupart des capitales arabes fait son chemin. C’est là bien entendu l’une des réussites les plus criantes de la stratégie néoconservatrice et la plus humiliante pour les Arabes.
Le rappel sommaire auquel nous nous limiterons ici porte sur trois pays où le chaos s’est montré particulièrement innovateur et créateur : l’Irak, qui n’en finit pas de se fissurer et de compter ses morts depuis plus d’un quart de siècle, la Libye détruite en neuf mois et devenue si plurielle qu’on en compte plusieurs, et la Syrie qui fait depuis des années les frais d’un acharnement sadique. Parmi les points communs, on relèvera : des régimes républicains sans charia, des intérêts pétroliers et gaziers qui s’affrontent, trois « politicides » incluant la destruction des institutions, des infrastructures, des économies, des armées, le renversement des régimes et l’installation d’un chaos permanent, marqué par les tentatives de dépeçage en entités à base ethnique ou confessionnelle, et l’implantation de Daech sur une partie des territoires de ces trois États.
Une entreprise bien avancée : la destruction de l’État-nation irakien
En août 1990, Saddam Hussein, à peine sorti d’une longue guerre contre l’Iran et « encouragé » par une ambiguïté de langage de l’ambassadrice américaine, envahit le Koweït qui refuse de « payer sa dette » à Bagdad. Washington et Londres décrètent que l’Irak, qui a violé le droit international, est un « État voyou ». L’URSS n’est plus qu’un État en perdition et Saddam se retrouvera seul, diplomatiquement et militairement, face à l’Amérique triomphante et sa « coalition ». L’Irak sera le premier objectif de la vindicte de l’axe du Bien, entamant – les Irakiens ne le savent pas encore – un chemin de croix qui dure depuis vingt-cinq ans.
En janvier 1991, l’opération Tempête du désert destinée à punir l’agression contre le Koweït et son annexion est lancée par les États-Unis avec le concours d’une large « coalition » arabo-occidentale, sous mandat de l’Onu. Trois mois plus tard, les hostilités sont terminées. Le « châtiment » de l’Irak ne fait que commencer.
La décennie 1991-2001 sera marquée par un acharnement maniaque visant à étouffer le pays et à briser son peuple à grand renfort d’embargos, de blocus et de sanctions. S’agissant de traiter un « État voyou », la recherche d’armes de destruction massive prend le relais des violations du droit international. Les exigences de Washington et du Conseil de sécurité vont multiplier les provocations visant à limiter la souveraineté de l’État irakien par la création de zones d’exclusion aérienne (au nom de la responsabilité de protéger) et les inspections de l’Unscom. C’est aussi la sinistre et honteuse opération « pétrole contre nourriture », visant à humilier et affamer les populations.
Sitôt après les attentats du 11 septembre 2001, les néoconservateurs montés en puissance vont convaincre Bush Junior, qui dit vouloir « venger son papa » (sic), de lancer une nouvelle agression pour en finir avec Saddam Hussein, au besoin sans la couverture légale d’une résolution du Conseil de sécurité.
Les rapports d’experts du renseignement adressés à la Maison-Blanche après le scandaleux discours de Colin Powell au Conseil de sécurité, le 5 février 2003, sont ignorés. Les « minutes de Downing Street » adressées par le chef de l’Intelligence Service (après contact avec son collègue de la CIA) informent Tony Blair en juillet 2003 que George Bush a décidé de se débarrasser de Saddam Hussein par une action militaire. Celle-ci sera justifiée par les armes de destruction massive, malgré des années d’inspection tatillonne – et le terrorisme : la coopération avec Al-Qaïda, créée en Afghanistan dans les années 1980 avec le concours des États-Unis, des Pakistanais et des Saoudiens, afin de combattre les Soviétiques.
En mars 2003, passant outre l’opposition de la France, de l’Allemagne, de la Russie et de la Chine, les États-Unis et leurs alliés envahissent l’Irak, résolus à ramener ce pays à l’âge de pierre. La prise de Bagdad et la reddition de l’armée marquent le début de la destruction de l’État baathiste, sous la direction d’un proconsul américain égaré dans ce pays inconnu. Ignorant, Paul Bremer entame le démantèlement des institutions et de l’armée, la mise en place d’un pouvoir chiite et « kurde » au lieu et à la place du régime renversé. Une contre-insurrection « sunnite » à base tribale, à laquelle se joindront de nombreux baathistes de l’armée dissoute et des combattants islamistes proches d’Al-Qaïda, sera durement réprimée. C’est la prison, où les insurgés islamistes et les officiers baathistes feront connaissance, qui sera le creuset deDaech.
La capture et le traitement inique réservé à Saddam Hussein, ses procès et son exécution en direct le jour de la Fête musulmane, de même que les abjectes pratiques de la soldatesque américaines sur les détenus irakiens figureront au bilan moral de l’axe du Bien.
L’Irak échappera aux « printemps arabes » sous leur forme classique mais, en 2011, il a déjà eu sa dose de printemps. Vingt-cinq ans après le début d’un calvaire qui se poursuit jusqu’à présent sous des formes toujours renouvelées, il n’est pas trop tôt pour dresser le bilan des acquis de la « démocratisation » américaine de ce grand pays moderne que fut l’Irak.
La création de trois communautés (kurde, sunnite et chiite) sur des critères en soi chaotiques, mi-ethniques mi-religieux, permet d’esquisser la division de l’Irak. La destruction du tissu national et institutionnel se traduira par la sédition ethnique entre les Kurdes et les Arabes, notamment l’affirmation rapide et encouragée du Kurdistan irakien, coqueluche des Occidentaux, et la sédition confessionnelle. Sur ce point, la marginalisation des sunnites a pour pendant la promotion de la majorité chiite, s’accompagnant de luttes de clans féroces.
Le peuple irakien sera livré à une entreprise impunie ayant des accents de génocide : selon les chiffres communément admis, il y aura au moins 1 500 000 morts, dont 500 000 enfants, sans compter les séquelles sanitaires ou génétiques des armes chimiques et des bombardements à l’uranium appauvri (cancers, malformations) et l’exil massif de plusieurs millions d’Irakiens de toutes confessions (Syrie, Liban, Europe).
Le pillage du patrimoine archéologique et historique (sites et musées) sera banalisé et pour ainsi dire ouvert au public. Il s’agit de détruire la mémoire de ce très vieux peuple. La tâche sera perpétuée par Daech un peu plus tard.
Le potentiel économique ne sera pas ménagé, les infrastructures ayant subi durant des années les bombardements et frappes des « amis de l’Irak ». Le pillage des ressources pétrolières ira bon train, mais sous contrôle : le ministère du Pétrole aura été, dit-on, la seule administration protégée par les sbires de Bremer. Glissons dans l’inventaire « l’argent de Saddam Hussein », c’est-à-dire de l’Irak, qui aura connu le sort commun en la matière.
Politiquement, la redistribution des cartes sur le plan national provoquera une mutation imprévue et pourtant prévisible sur le plan stratégique : c’est l’Iran, et non pas l’Amérique, qui deviendra l’interlocuteur privilégié du « pouvoir chiite », l’Arabie ne gagnant rien à l’affaire. Enfin, produit direct de l’invasion américaine et jouissant de la protection de la Turquie, du Qatar et de l’Arabie saoudite, Daech s’installe dans le nord de l’Irak en juin 2014, ouvrant une nouvelle phase dans le bouleversement de la géographie irakienne. Protégé de Washington plus qu’ennemi à abattre, l’organisation « État islamique » va travailler à la destruction de l’État irakien et s’étendre rapidement vers la Syrie voisine.
Démantèlement, partition, pillage et chaos en Jamahiriya
Les courriels (piratés) de Hillary Clinton le confirment ce qu’on le savait déjà : l’élimination de Kadhafi n’a rien à voir avec une volonté de démocratisation de la Libye. Elle est inspirée par des intérêts stratégiques, économiques et pétroliers, et par l’existence des « milliards de Kadhafi ».
Selon la Banque mondiale et le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud), la Libye bénéficie début 2011 de « l’indice de développement humain le plus élevé du continent africain », avec une croissance du PIB de 7,5 % par an, un revenu par habitant record (10 000 dollars américains par an), l’instruction primaire et secondaire pour tous et l’accès d’un élève sur deux à l’enseignement supérieur. Plus de 2 millions d’immigrés africains trouvent du travail dans la Jamahiriya. Facteur de stabilité et de développement en Afrique du Nord, la Libye a multiplié les investissements visant à doter l’Union africaine de l’autonomie financière et d’une monnaie indépendante. C’est inacceptable pour les États-Unis et la France, à en croire les emails de Hillary Clinton. Kadhafi aurait-il fait d’autres « investissements » en Europe ?
L’Occident est aux aguets. Les « révolutionnaires » libyens n’attendent pas longtemps pour l’appeler à la rescousse contre Kadhafi qui « massacre son peuple ». Ils auront vite satisfaction. Les premières sanctions diplomatiques sont le fait de la résolution 1970 adoptée par le Conseil de sécurité fin février 2011 : interdiction de voyager, embargos sur les armes et… gel des avoirs, saisine de la Cour pénale internationale.
La résolution 1973 du 17 mars 2011 confirme et renforce les sanctions précédentes (en y ajoutant une exclusion aérienne), tout en donnant le feu vert à une intervention militaire au titre de la « responsabilité de protéger ». Leurrées (par la France, dit-on), la Chine et la Russie s’abstiennent au lieu d’opposer un véto, ainsi que l’Allemagne. L’Otan, investie du travail par les Occidentaux en violation du mandat onusien, entame les bombardements dès le lendemain. Toute diplomatie est écartée. La France sera l’un des fers de lance de l’aventure. Des milliers de raids frapperont non seulement des objectifs militaires et des centres de commandement, mais aussi et surtout des zones résidentielles, des sites industriels, des objectifs civils. On ne connaîtra jamais le bilan exact : des milliers et sans doute des dizaines de milliers de morts et blessés, mais peu de combattants, car il n’y a guère eu d’affrontements militaires. En fait, l’intervention « humanitaire » vise à changer le régime : Kadhafi sera torturé et assassiné en direct, devant les caméras de télévision, fin octobre 2011.
La Libye sera détruite, ses infrastructures ravagées, ses institutions mises à bas, son armée démantelée et ses hommes démobilisés iront alimenter le flux des mercenaires et djihadistes dans tout le Sahel, y compris au Mali. Plongée dans un chaos généralisé et mise sous la coupe de plusieurs centaines de milices armées, la Libye est déjà scindée en trois ou quatre entités et le pouvoir y est disputé entre deux ou trois gouvernements. Le terrain est propice à l’installation de Daech, qui y trouvera son troisième point d’ancrage. La situation libyenne est préoccupante pour la sécurité et la stabilité de toute la région, notamment l’Algérie, la Tunisie, le Sahel. Elle génère un trou noir sécuritaire entre le sud de la Libye et le nord du Tchad…
Au milieu de ce désastre, les premières sanctions auront vite été oubliées. Si le « gel des avoirs », sanction classique, ne soulève pas l’attention de tout le monde, il présente un intérêt majeur pour quelques-uns. N’est-il pas légitime de « saisir l’argent de Kadhafi » ? En fait, les « 500 milliards de Kadhafi » répertoriés en mars 2011 sont tout simplement 500 milliards d’avoirs libyens investis dans le monde (250 en Amérique, 250 en Europe et dans le reste du monde occidental) entre banques et entreprises. Sans même parler des investissements (50 milliards) effectués par le Guide sur le continent africain, et du pillage à venir du pétrole libyen. Ils ne réapparaîtront jamais, à l’exception de 11 à 34 milliards restitués au Conseil national de transition (CNT) par l’Otan et les Occidentaux (enquête de Pascal Henry : Pièces à conviction sur France 3, le 29/01/2014). Quant aux milliards restants, qu’ils soient encore gelés ou dégelés, nul ne saurait dire où ils sont passés, sauf qu’ils n’ont sûrement pas été perdus pour tout le monde. C’est le sort de tous les avoirs gelés sous chapitre 7 d’être mis au chaud quelque part (y compris en France).
Cinq ans après, le chaos est tel que l’on s’apprête à intervenir à nouveau pour mettre fin au chaos. Signe que la coloniale est de retour, l’Italie est à la pointe de l’entreprise, comme la France en Syrie…
La Syrie en partie détruite, l’État syrien invaincu, mais toujours menacé
Après cinq ans d’une guerre d’une violence extrême, et bien qu’elle ait servi de terrain d’expérimentation à toutes les ressources de la stratégie du chaos, la Syrie est toujours là. L’État syrien ne s’est pas écroulé. Il paie les salaires et les retraites de ses fonctionnaires sans défaillance et ses institutions sont en place. Son armée a résisté face à une agression alliant les grandes puissances occidentales aux régimes fondamentalistes du Moyen-Orient.
Dès octobre 2011, le spectre d’un scénario à la libyenne est écarté, Moscou et Pékin brisant par leur véto l’unanimité des membres permanents du Conseil de sécurité. Des doigts accusateurs pointent « certains pays qui ne jouent pas le jeu », la Russie et la Chine refusant de « rejoindre la communauté internationale » (sic), comme le voudraient Juppé et Hague. Mais cette mutation ne va pas empêcher une escalade continue de la guerre universelle qui est imposée à la Syrie. L’envoi massif de mercenaires djihadistes ayant leurs propres agendas va perpétuer le chaos, « ouvrant la voie à l’organisation État islamique, constituée avec d’ex-officiers de l’armée irakienne radiés par Paul Bremer en 2003, des armes américaines et avec le soutien considérable de fonds saoudiens ».
Dans ces conditions, à quoi servent les sanctions, devenues si banales pour les pays occidentaux qu’elles y passent inaperçues, d’autant plus qu’ils n’en souffrent jamais.Cinq années d’acharnement auront épuisé la Syrie déjà dévastée par la guerre, en finissant d’asphyxier son économie et en condamnant le peuple syrien à vivre désormais dans des conditions terrifiantes.
Les sanctions classiques « de mise en situation » sont prises par l’Union européenne (UE) en mai 2011 : elles portent sur les interdictions de voyager (plus de visas) et le gel des avoirs de 150 personnalités du « régime syrien ». Une cinquantaine de sociétés « soutenant le régime » sont soumises à boycott, dont cinq organismes militaires, conformément à l’embargo « sur les exportations d’armes et de matériel susceptible d’être utilisé à des fins de répression ».
À partir de juillet 2011, la Syrie est la cible régulière de mesures de rétorsion de la part de la « communauté internationale ». Il faut « punir et étouffer économiquement le régime de Bachar al-Assad, qui réprime dans le sang ses opposants ». Le 10 août 2011, le gouvernement américain prend des sanctions contre les sociétés de télécommunication syriennes et les banques liées à Damas, empêchant les citoyens étasuniens de mener des affaires avec les banques syriennes ou Syriatel. Les avoirs de ces sociétés aux États-Unis sont gelés, autant dire volés. Hillary Clinton annonce un embargo total sur les importations de produits pétroliers syriens. Imitant aussitôt ses maîtres, l’Union européenne décide de sanctions supplémentaires, y compris un embargo sur le pétrole. Comme les États-Unis, le Canada, l’Australie, la Suisse, la Turquie et la Ligue arabe (kidnappée par le Qatar et les régimes du Golfe), Bruxelles renouvellera et renforcera les sanctions sans désemparer, à dix-sept reprises pour la seule année juillet 2011-juillet 2012. La fermeture de la Syrianair à Paris et l’interdiction de toute liaison aérienne entre la France et la Syrie seront décidées à l’été 2012, de même que l’arrêt des vols entre les capitales européennes et Damas.
Les sanctions diplomatiques sont décidées dès l’automne 2011, après le véto russo-chinois. Les États-Unis ayant rappelé de Damas leur ambassadeur agitateur, plusieurs États de l’UE rappellent les leurs et le ministre français des Affaires étrangères Alain Juppé le sien, une première fois le 17 novembre 2011, puis définitivement en février 2012. Nommé en mai 2012, Fabius fera mieux : à peine intronisé, il expulsera l’ambassadrice de Syrie, mais celle-ci, représentante auprès de l’Unesco, ne peut pas être expulsée.
Les « grandes démocraties » et leurs alliés moyen-orientaux sont toujours au travail. Les dégâts sont immenses, un pays naguère prospère, autosuffisant et sans endettement est en ruine, ses infrastructures sont dévastées, ses services sociaux souvent endommagés. Avec plus de 300 000 morts (dont 100 000 membres de l’armée régulière), 1 million de handicapés et 14 millions de réfugiés ou déplacés (plus d’un Syrien sur deux), le tissu national est fragilisé par la prolifération des groupes armés et miné par l’invasion des mercenaires accourus pour le djihad, ainsi que par certaines revendications ethniques. Il a fallu beaucoup d’efforts des « amis de la Syrie » pour installer mois après mois ce chaos qui règne dans une bonne partie de la Syrie, « mère de notre civilisation ».
Bernard Cornut, expert en Moyen-Orient, écrit à juste titre le 11 mars 2016 : « Vu qu’il est de plus en plus connu et avéré que plusieurs pays ont soutenu et financé des groupes rebelles armés dans le but affirmé et partagé de changer le régime, et notamment de faire partir le président en place, y compris la France, les USA, la Grande-Bretagne et bien sûr le Qatar, l’Arabie, la Turquie, ces pays, voire d’autres que la Syrie connaît, sont tous coresponsablesà divers degrés des dommages encourus par la Syrie, estimés récemment à 1 000 milliards de dollars. » Et de conclure : « Ils devront donc faire face à des actions en justice internationale de la Syrie pour qu’elle obtienne des indemnités de guerre légitimes. » Afin de les financer, il propose de créer une taxe sur le pétrole et le gaz, qui serait affectée à « un fonds d’indemnisation des victimes et de reconstruction de la Syrie sur tous les plans, à gérer par l’Onu ».
Comme le constate Jeffrey Sachs, directeur du Earth Institute à la Columbia University de New York, consultant auprès du secrétaire général des Nations unies, « la politique américaine a été un échec massif et terrible ». Assad n’est pas parti et n’a pas été vaincu, grâce à l’aide de la Russie et de l’Iran. La perspective néoconservatrice est compromise. D’où la fureur des « amis de la Syrie », leur fuite en avant et leur violence folle… devant l’avance de l’armée syrienne sur tous les fronts. Il n’y aura pas d’autres « printemps ».
Il reste que le chaos est omniprésent, de l’Irak à la Syrie, de la Tunisie à l’Égypte, de la Libye au Yémen, de la Palestine au Liban. Sauf qu’il y a une nouveauté : les complices et agents moyen-orientaux de la stratégie impériale sont désormais aux prises avec ce désordre et cette sauvagerie qu’ils ont contribué à propager. L’Arabie saoudite, la Turquie sont devenues des cibles pour les groupes extrémistes et terroristes qu’ils ont parrainés et protégés.
Des regrets, des regrets…
Que sont devenus les responsables occidentaux de la « démocratisation » ? Colin Powell, l’homme qui avait ramené sa fiole au Conseil de sécurité, s’est dit mal informé par les services américains : il exprime des regrets plusieurs années après les faits. Madeleine Albright pour qui les centaines de milliers d’enfants irakiens morts étaient le « prix à payer pour la démocratisation de l’Irak » ou Condoleeza Rice qui voyait dans les convulsions du Liban en 2006 les « contractions présidant à la naissance de la démocratie » se consacrent sans doute à leurs bonnes œuvres. Debeliou Bush file une retraite paisible et peint de jolis petits moutons dans son ranch : peut-être a-t-il Alzheimer ?…
Tony Blair fait des conférences royalement payées. L’ex-premier ministre britannique exprime lui aussi des regrets, onze ou douze ans après les faits. Selon Jeremy Corbin, postulant à la direction du Parti travailliste, il doit être traduit en justice pour crimes de guerre, « suite à l’invasion illégale de l’Irak, une guerre catastrophique, qui a coûté beaucoup d’argent et de vies humaines, dont on voit encore aujourd’hui les conséquences ».
Quant à Hillary Clinton la femme du « veni, vidi, vici », qui ricanait sur l’assassinat de Kadhafi en direct (« un jour heureux pour l’humanité »), elle est accablée par certains journalistes américains. Jeffrey Sachs (22 février 2016) l’accuse d’avoir contribué à provoquer et entretenir le bain de sang en Syrie, portant ainsi une lourde responsabilité dans le carnage. « Danger pour la paix mondiale », elle aura à « répondre de beaucoup de choses concernant la guerre de Syrie », conclut-il. Candidate à l’investiture démocrate à la présidence, elle doit penser plus souvent à Donald Trump qu’à Kadhafi. Si par un coquin de sort (une machine à voter dont les trous seraient bouchés, par exemple), la virago de la diplomatie était élue, les Syriens que la guerre a épargnés jusqu’ici n’auraient plus qu’à bien s’accrocher.
Quid de la France et de ses dirigeants de tout bord qui se félicitaient du bilan de la grande méharée libyenne et pontifiaient – pontifient toujours – sur l’avenir de la Syrie et le destin de son président ? Ne devraient-ils pas tempérer leur arrogance d’ignorants, leur outrecuidance de privilégiés ? Au lieu de continuer à tirer d’un air las des plans vicieux, ne leur faudrait-il pas plutôt s’interroger sur leur responsabilité écrasante dans les malheurs du peuple syrien et l’abaissement de la diplomatie française ? L’avenir de la Syrie ne les regarde aucunement. Le plus grand service qu’ils puissent rendre à la « mère de la civilisation », la « seconde patrie de tout être civilisé » objet de leur acharnement, c’est de la laisser en paix, à tous les sens du terme.
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