Ceux qui veulent un animal pour projeter une certaine force et imposer le respect et la crainte en choisissent un qui dégage de la puissance, qui est intimidant, agressif, grand et fort. D’autres veulent un animal parce qu’il est inhabituel, étrangement beau, nouveau, bizarre, captivant, stimulant, scandaleux, exotique et prestigieux.
Les gens c’est bien connu projettent sur leurs animaux les qualités qu’ils aimeraient avoir ou qu’ils pensent détenir. Le fait de s’aimer soi-même à travers les qualités perçues de son animal relève à coup sûr du narcissisme. Les humains sont ainsi faits. On n’y peut rien.
Dès lors, les médecins et les chirurgiens aiment les bulls mastiffs; les machos, les chiens de combat comme le pitbull, le rottweiler et le doberman ; les amoureux de la nature, genre Jack London, les malamutes, le husky et le samoyède; les dominateurs, le berger allemand ; et ceux qui rêvent de noblesse et d’élégance, les lévriers afghans et le caniche royal. Autant de clichés qui font le plaisir des psychologues, mais qui contiennent aussi une grande part de vérité.
Mais qu’en est-il du chat ? Qui l’aime ? Ou plutôt qui s’aime en lui ? Qui se reconnaît en lui ?
Depuis le 18e siècle, sa popularité n’a fait qu’augmenter au détriment de celle du chien au point d’être devenu aujourd’hui beaucoup plus populaire que ce dernier. C’est assez surprenant lorsqu’on sait qu’avant son changement de statut, le chat était un animal de fonction utilisé uniquement pour chasser la vermine et rien d’autre. Méprisé, martyrisé à la moindre occasion, on allait même jusqu’à enfermer dans un sac une douzaine de ces pauvres créatures pour les brûler vivant dans les feux de la Saint-Jean. Et c’est peu dire.
Mais qu’est-il donc arrivé ? Comment expliquer ce changement de cap radical ?
Les ethnologues et les sociologues se perdent en conjecture. Les plus pragmatiques d’entre eux attribuent sa popularité à sa taille beaucoup mieux adaptée à la vie urbaine ; il n’est pas non plus obligatoire de le sortir faire ses besoins et il coûte moins cher à nourrir qu’un chien. D’autres pensent que c’est parce qu’il est silencieux, indépendant et parfaitement à l’aise avec les conditions qui lui sont imposées ; il adore, et c’est sans doute sa plus grande qualité, se faire caresser par ses maîtres qui trouvent dans cet acte un réconfort certain ; son ronronnement a par ailleurs la capacité d’apaiser les âmes tourmentées. Bref, selon les sociologues le chat serait l’animal de compagnie parfait en raison des qualités énumérées ci-dessus.
Mais une autre explication à la popularité du chat est plausible. Il est en effet possible que dans une démocratie ou les valeurs droit-de-l’hommistes de liberté, égalité et fraternité sont à l’honneur, les amoureux des chats projettent ces qualités sur leur animal qui serait à leurs yeux une incarnation vivante, une potiche, de ce qu’ils sont ou voudraient être : des humanistes férus de liberté, d’égalité et de fraternité.
En d’autres mots, avec la démocratisation des pulsions amorcées à grande échelle au 18e siècle, dont la particularité consiste à remplacer le conditionnement au fouet par le conditionnement à la carotte, le chat devient de plus en plus populaire parce qu’il se prête bien par sa nature à la tyrannie dégriffée par l’affection sous forme de récompenses. C’est du moins l’impression qu’il donne a priori à ses maîtres.
Sa discrétion, son silence, sa propreté et sa taille facile à manipuler et à contrôler, son ronronnement, son amour des caresses, et les sociologues sur ces points-là ont parfaitement raison, font de lui un animal de compagnie idéal, du moins pour ce qui est des sujets les plus dociles, les autres étant généralement détruits en bas âge. Dans tout système démocratique, une sélection s’effectue, c’est normal, et les moins obéissants et dociles sont éliminés graduellement en cours de route.
Contrairement au chien, le chat n’a presque pas besoin d’être discipliné activement. Une fois dégriffé et stérilisé, il est pour ainsi dire pacifié. Il n’a pas non plus besoin d’être mis en laisse puisqu’en général, il ne sort presque jamais de ses appartements. À l’intérieur de son territoire, il est plus ou moins libre d’aller où bon lui semble. Certains chats ont même accès à l’extérieur.
Comme c’est le cas pour les hommes vivant en démocratie, cet animal est asservi avec un minimum apparent de force, donnant l’illusion à ses maîtres qui se reconnaissent en lui, de ne pas être dominé, d’être là librement, volontairement, de s’y complaire et de ne pas souffrir de sa condition, au point d’en redemander.
Un état d’être terriblement flatteur pour les maîtres qui peuvent exploiter en toute quiétude un être vivant sans heurter leurs convictions libertariennes et l’image d’humaniste qu’ils se font d’eux-mêmes.
Mais ne vous y trompez pas, le régime aux caresses et aux croquettes rendues ultra-appétissantes par les rehausseurs chimiques de la saveur, autrement dit le régime de la carotte qui prime dans les sociétés occidentales est beaucoup plus débilitant que l’on croit, a priori.
Pour les chats qui n’ont pas d’exutoire, qui n’ont aucun accès à l’extérieur, qui souffrent d’ennui et du manque d’exercice ; pour ceux qui n’ont pas l’occasion d’exercer leurs instincts de prédateur ; ceux qui ne peuvent pas chasser l’anxiété chronique suscitée par la dépendance affective que cette avalanche de caresses et de croquettes suscite dans des délais très courts, le drame est terrible.
Le régime exclusif à la carotte infantilise cet animal à un degré extrême. Chez le chat adulte, cet état larvaire se traduit par une variété ahurissante de comportements névrotiques comme le ronronnement chronique, les problèmes de propreté, l’obésité morbide, les maladies chroniques de la vessie et du colon, le tic à l’ours, l’alopécie et la polydipsie nerveuse, le léchage compulsif et l’automutilation.
Naturellement, comme on dit dans ces cas-là, toute ressemblance avec les humains est une pure coïncidence !
Peu de gens font le lien entre ces maladies et le régime de la carotte principalement par méconnaissance de l’éthologie féline, mais aussi parce que dans notre culture, la cruauté et la volonté de puissance sont en général dissociées du monde de l’affection et du plaisir. Pour ces raisons, le chat passe pour l’équivalent d’un libre-penseur parfaitement bien adapté à sa condition.
Il est devenu plus populaire que le chien parce que dans les vieilles démocraties, notamment au Japon où l’art de la domination passive a presque atteint la perfection, le régime de la carotte surpasse désormais en importance le régime du fouet que l’on associe davantage au chien.
Une démocratie arrivée à maturité se sert, en effet, presque exclusivement du plaisir comme moyen de contrôle des pulsions. Cela explique pourquoi le consumérisme est notoirement prépondérant dans une démocratie, une forme de dictature subliminale, un totalitarisme soft décrit avec précision par Aldous Huxley dans son livre phare, Le meilleur des mondes :
La dictature parfaite serait une dictature qui aurait les apparences de la démocratie, une prison sans murs dont les prisonniers ne songeraient pas à s’évader. Un système d’esclavage où, grâce à la consommation et au divertissement, les esclaves auraient l’amour de leur servitude…
Au bout du compte, c’est donc l’amour de leur propre servitude que les adorateurs du chat projettent dans leur animal fétiche favori.
Cet article a été publié pour la première fois dans la revue, Le Harfang, (vol. 7, no 1, octobre-novembre, 2018)
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