Bien qu’un demi-siècle nous sépare de la Révolution tranquille, cette dernière continue d’occuper une place prépondérante dans l’imaginaire collectif des Québécois. Un nombre important de nos contemporains semblent incapables de se départir de l’arrière-plan de cette époque historique pour saisir notre temps et pour penser nos perspectives d’avenir. C’est dans la sphère politique, et au premier chef chez les indépendantistes, que la persistance du « paradigme de la Révolution tranquille » se fait peut-être le plus visible.
Malgré deux défaites référendaires et un lent déclin de ses appuis ces dernières années, notamment dans les urnes, le discours officiel indépendantiste reste encore presque entièrement dominé par ce paradigme, alors même qu’il apparaît pourtant de plus en plus dépassé, en particulier chez les plus jeunes, pour donner sens à ce projet. De nombreux indépendantistes semblent se montrer incapables de penser l’indépendance du Québec à l’extérieur des schèmes de pensée hérités de la Révolution tranquille.
La Révolution tranquille a certainement constitué une conjoncture politique exceptionnelle pour l’émergence du projet indépendantiste. Alors que celui-ci avait été très largement mis en veilleuse depuis l’échec de la Révolte des patriotes, les années 1960 ont en effet fourni à ce projet une signification forte et actuelle, laquelle s’est articulée autour de l’idée d’« émancipation collective ».
Affirmation naturelle
Le projet indépendantiste a pu se concevoir à l’époque comme l’aboutissement du vaste processus historique d’émancipation collective de la Révolution tranquille. Après un rattrapage économique important, l’affirmation d’une culture renouvelée, l’expression d’une ambition internationale, la création de nouvelles institutions étatiques nationales et, surtout, la formulation d’une nouvelle identité nationale québécoise (succédant à celle, traditionnelle, canadienne-française), il apparaissait comme coulant de source que la prochaine étape fût pour le peuple québécois de se donner un État complet. L’indépendance du Québec devait marquer le terme ultime de la Révolution tranquille. Ainsi conçu, ce projet était facilement compréhensible pour l’ensemble des Québécois, à tel point qu’on pouvait à l’époque y adhérer ou, au contraire, le rejeter au nom du fédéralisme, sans qu’aucune explication ne fût nécessaire pour comprendre sa signification et son actualité.
Seulement, l’imaginaire collectif québécois ne carbure plus aujourd’hui à cet appel émancipateur. Les Québécois ne ressentent plus ce besoin de s’émanciper, persuadés qu’ils le sont déjà. Cette émancipation est bien sûr essentiellement vécue sur un mode individuel, mais l’idée selon laquelle le peuple québécois doit s’affranchir d’un état d’infériorité par rapport aux Canadiens n’a plus guère de résonance chez les Québécois contemporains, à plus forte raison chez ceux de la génération montante.
Si l’évocation directe de la Révolution tranquille ou de l’idéal d’émancipation collective qui s’y rattache se fait plus rare de nos jours chez les représentants officiels de l’option indépendantiste, force est néanmoins d’observer la persistance, en arrière-fond, du paradigme de la Révolution tranquille dans leur discours. L’appel à l’indépendance s’accompagne de plus en plus ces dernières années d’un sens de l’urgence : il faut faire l’indépendance, avant qu’il ne soit trop tard, c’est-à-dire, avant que la « fenêtre historique » qui a permis à ce projet d’émerger ne se referme. Pour de nombreux indépendantistes, nous sommes en effet à l’heure de la dernière chance, car d’ici peu, lorsque les conditions politiques, économiques et sociales qui ont conduit à l’émergence de l’idée d’indépendance auront disparu — conditions qui sont précisément celles de la Révolution tranquille —, ce ne sera alors plus possible.
Or, le véritable danger pour le projet indépendantiste ne se trouve pas tellement dans la fermeture de cette « fenêtre historique ». Il réside plutôt dans l’incapacité des indépendantistes eux-mêmes à l’articuler à l’extérieur d’un paradigme devenu avec le temps inactuel et donc dépassé. Autrement dit, le danger n’est pas tellement de ne pas réaliser rapidement l’indépendance pendant qu’il en est encore temps, mais de persister à penser que c’est le même paradigme qui a permis à l’idée indépendantiste d’émerger dans les années 1960, d’être portée au pouvoir en 1976 et de conduire le Québec au point de rupture en 1980 et en 1995, qui va permettre au peuple québécois de fonder une République libre dans les années à venir.
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