« Les oies mangent de la neige.
_ C'est peut-être ce qui les rend si blanches »
_ Tomi Ungerer
La grève étudiante s’est lentement transformée et elle a commencé à transformer ses acteurs aussi bien que ses spectateurs. La population du Québec assiste à sa propre transformation. Elle tend à comprendre lentement par elle-même que nous sommes arrivés à ce qui commence.
Au début de la grève, on parlait de frais de scolarité, d’admissibilité à l’université et du coût de la formation. Maintenant, on discute du modèle de société que nous voulons adopter. Nous discutons de ce que nous voulons pour nos étudiants mais aussi pour nos enfants. La grève, au centre du « printemps québécois », est une occasion unique de comprendre les limites de la politique démocratique québécoise et les difficultés qu’implique tout changement de société. C’est une chance inespérée de réfléchir à notre structure médiatique et à nos conception des forces de l'ordre.
Ce que la grève historique de 2012 nous apprend déjà, en effet, c’est qu’il importe de sortir des préjugés colportés par les journaux, de remettre en question les avis des chroniqueurs rémunérés par des entreprises privées afin de discuter librement du Québec que nous attendons. Les médias, dans la crise, jouent très bien rôle social : ils valorisent le statu quo. Et ce ne sont pas les étudiants qui sont pris en souricière, mais les policiers et les juges. Pour saisir les immenses défis de notre temps politique, il ne convient donc plus de dénoncer des étudiants « gâtés », des collèges fermés, une marche nocturne quotidienne, des arrestations ou encore des vitres brisées, ce qui est, mais d’admettre une fois pour toutes qu’une partie de la population n’est pas entendue. C’est celle qui connaît le vertige devant ses propres possibilités de libération.
Pour saisir les enjeux du « printemps érable » jusqu’à la « tempête d’avril 2012 », nous proposons de chercher à apprendre quelque chose de la crise sociale. Voyons cette situation à partir de ce que l’on peut apprendre et transmettre.
Ce que nous enseignent nos étudiants
Les étudiants en grève nous apprennent d’abord qu’il faut s’organiser collectivement et se battre pour ses idéaux même si, parmi nous, certains hésitent et refusent l'engagement. Ils nous enseignent que la démocratie est un exercice difficile, qu’en elle c’est l’assemblée qui est souveraine (on peut voter à main levée ou secrètement, car c’est l’assemblée qui décide) et que le pouvoir se trouve à même la majorité parlante, ce qui peut créer, après le vote, de l’insatisfaction. Les leaders étudiants, de jeunes passionnés, courageux indignés, et fort articulés, nous montrent à tous les jours que l’on peut se mobiliser et tenter de faire entendre un message de justice. Contre le recours aux tribunaux qui rend impossible le retour en classe en minant la démocratie, contre un gouvernement qui fait fi des associations étudiantes en rendant publiques ses propositions, les étudiants protègent leurs assemblées et font la preuve que leur modèle de la démocratie ne doit pas venir d’en haut. Caricaturés dans les médias, devenus des pirates pour le pouvoir, ils nous disent « À l’abordage ! » et s’attaquent à un navire libéral en pleine dérive. Ils nous montrent que tout n’est pas joué, que la liberté n’est pas une marque de yogourt, pour prendre ici un titre de livre, et qu’il est possible, aujourd’hui encore, de mobiliser une population pour une cause. Ils nous enseignent que dans une province corrompue et face un gouvernement qui n’entend pas la rue, la désobéissance civile pacifique est sans doute devenue une nécessité.
Ce que cherche à nous imposer un gouvernement libéral autiste
Le gouvernement libéral actuel est autiste. Il dit vouloir négocier, mais passe par-dessus les associations étudiantes. Il refuse de voir la réalité en face, qui est celle d’un Québec qui évolue, qui s’informe et qui remet en question son modèle de gouvernance politique. Le Québec a toujours évolué avec le reste du monde, qu’on pense à sa révolution tranquille, et il le fait aujourd’hui en s’inspirant du « printemps arabe » et des mouvements Occupy. Face à des citoyens de plus en plus informés, le gouvernement administre plutôt à l’ancienne, il est autoritaire et hiérarchique, et il cherche à imposer aux Québécois comme à des moutons la marche à suivre. Imposer non pas seulement des frais de scolarité, mais aussi une vision néolibérale de la société, c’est-à-dire une vision du monde pour laquelle tous se conçoivent comme des individus séparés, non pas des citoyens libres et égaux, mais comme des clients payeurs. Ce que le gouvernement nous apprend contre lui-même, c’est qu’il n’est pas bon de vivre dans un État moderne qui se dit démocratique et qui fait porter la responsabilité de son inaction à ses leaders étudiants, ses policiers et ses juges. Ce gouvernement épris de verticalité et de pouvoir ne correspond plus à ce que l’on est en droit d’attendre en terme de gouvernance politique sur une terre ronde.
Ce que cherche à faire valoir une partie de la population
Une partie non négligeable de la population, dont la plupart des professeurs, certains syndicats et plusieurs parents, appuie le mouvement étudiant. Mais une autre partie, moins animée et audible dans les conflits sociaux, semble avoir choisi l’ordre et la sécurité. Beaucoup d’entre nous ne veulent pas de casse et préfère la climatisation des centres commerciaux. Ils sont fatigués de la grève parce qu’ils ne se sentent pas concernés. Ils travaillent et ne voient pas d’un bon oeil ceux qui critiquent l’État. Ils pensent, sans toutefois connaître ou se rappeler l’odeur des classes, que nos enfants sont gâtés et que le rôle des jeunes est d’obéir. Ce ne sont donc pas tous les citoyens, il faut le dire, qui vibrent dans le mouvement actuel. Certains sont encore dans l’hiver de force et ne sont pas entrés dans le printemps québécois. Ils sont en partie victimes du discours d’une certaine élite de droite fort médiatisée. Dans toute société, en effet, il y a des individus qui s’estiment pauvres, qui craignent le gouvernement, qui n’aiment pas les banderoles, qui rentrent au travail et qui, dans la peur quotidienne, admettent la fatalité du monde. À nos côtés, il y a et y aura toujours des gens prêts à payer pour des services si ont leur dit que tout coûte cher ; moins citoyens engagés, plus clients, ces individus refusent de se battre contre les injustices et la corruption. Ici, il ne faut pas en vouloir à ceux qui ne partagent pas notre cause, il faut plutôt chercher à les convaincre par des mots et des images. Les moutons ne sont pas toujours heureux de se faire tondre et de porter de l’eau. Ils ne savent pas toujours pourquoi ils doivent payer des taxes. Ils ignorent souvent si leur salaire est bon, c’est parce que des gens avant eux se sont sacrifiés pour une cause. Ils oublient aussi que s’ils s’unissent et marchent, ils seront alors moins vulnérables face aux loups de la privatisation et de la finance mondiale. Mais s’ils apprennent, dans un mouvement sans précédent, à se transformer et à sortir de la peur, ils pourront sans doute grandir et se libérer eux aussi.
Que le vent se lève !
Le Québec est dès lors en pleine transformation. Certains ont dit : Que le vent se lève ! Et le vent s’est levé. Les étudiants ont appris à gouverner leur barque jusqu’au bout. Ils vivent la politique. Les plus audacieux d’entre eux savent manifester, ils sont en apnée, et peuvent respirer encore un peu sans air. Certains ont été arrêté. La tempête d’avril est arrivée. L’orage va éclater.
La transformation des moutons, en abeilles et en oies
Car une partie des moutons québécois veulent mettre fin à la période de moutonnement que nous imposent les politiques et quitter définitivement la cage, c’est-à-dire traverser le mur invisible de la peur pour voler en liberté. Les quelques milliers d’étudiants grévistes tentent de parler aux moutons en nous et cherchent, telles des abeilles en congrès démocratique, à nous enseigner gratuitement les coûts de notre liberté collective. Les associations étudiantes ressemblent beaucoup à des ruches qui protègent leur collectivité : elles se mobilisent et, si on les provoquent, peut-être seront-elles prêtes à piquer au nom de leurs principes d’équité et de justice.
Mais la liberté des étudiants en grève, qui n’est pas différente de celle de tous les Québécois, ne sera définitivement acquise que lorsque que des abeilles, parmi les meilleures de la ruche, s’élevant toujours plus haut dans le ciel, se seront transformées en oies blanches pour marquer la fin du cycle. C’est en effet en migrant ou en voyageant suivant les cycles que l’on comprendra la vanité des conflits qui nous opposent les uns aux autres ici-bas. Les jeunes Québécois découvrent aujourd’hui qu’ils doivent se battent très fort pour les principes que défendaient leurs parents il y a quarante lors de la révolution précédente. Formés à l’altermondialisation, les leaders étudiants semblent bien voir l’anglicisation galopante et la haute finance les spolier de leurs richesses et de leur avenir.
Marchons encore un peu afin de voler bientôt comme des oies blanches
Ce n’est qu’en aspirant à devenir nous-mêmes des oies blanches que l’on comprendra finalement, vu d’en haut et loin de la cage politique que nous avons quittée, la folie de nos choix politiques. Si les abeilles œuvrent, travaillent et peuvent piquent parfois, l’oie blanche vole, migre et exprime la vie au-delà des confrontations politiques. Sagesse qui patiente en nous tous, Québécois, l’oie blanche est l’idée qui sommeille en nous lorsque nous voulons nous affranchir des duplicités qui nous divisent encore et nous effraient.
Nos étudiants nous rappellent aujourd’hui que ce n’est qu’au prix d’une métamorphose, c’est-à-dire de la difficile transformation des moutons en oies blanches que nous nous libérerons. Car il y a une oie blanche qui habite en chacun de nous et qui attend patiemment leur jour de son vol. Elle n’a pas peur, elle attend. Elle a hâte de contribuer au grand voyage de sa collectivité. Cet oie blanche a assez manger de neige pour partir et faire un grand voyage. Elle sait déjà que si l’on marche encore un peu, le peuple québécois pourra enfin espérer devenir lui-même.
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