La gauche, le Brexit et la souveraineté

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«La notion de souveraineté ne se laisse pas enfermer dans les catégories de "gauche" ou de "droite"»


La souveraineté n'est l'apanage ni de la droite ni de la gauche, mais pose un véritable problème de cohérence aux militants qui se réclament de l'actuelle «gauche», estime l'économiste Jacques Sapir, se penchant sur l'essence même de la notion.

Le «Brexit» relance question de savoir s’il y aurait une «souveraineté» de gauche et une de droite, et plus généralement montre l’extrême difficulté qu’ont nombre de militants de gauche avec la notion même de souveraineté. Pourtant, une étude réalisée par un politologue en Grande-Bretagne montre que près de 70% des circonscriptions ayant élu un député travailliste ont voté «leave» et ce alors que le parti travailliste faisait quant à lui campagne pour le «remain». Cela illustre bien la contradiction qui existe entre l’opinion défendue par les cadres d’un parti et le ressenti du militant ou du sympathisant de base. La contradiction est d’autant plus forte que l’on pouvait penser que le meurtre de la député travailliste, Jo Cox, une semaine avant l’élection, allait provoquer un mouvement de sympathie pour le «remain». Or, si ce sentiment a pu exister, il fût insuffisant pour inverser la tendance des opinions. Ceci nous renvoie aux termes comme «Brexit de gauche» ou de «Lexit», qui est utilisé pour décrire ce que serait une sortie «de gauche» de l’Euro. En réalité, ces différents termes ne font que traduire la confusion qui s’empare des esprits dès lors que domine l’esprit sectaire, ou «esprit de parti» sur la question du «bien commun».

L’homme s’est humanisé de par sa vie en société

Origines de la souveraineté

De fait, la souveraineté doit être dégagée des débats actuels – débats qui ont bien entendu leur importance mais qui ne situent pas au même niveau. La souveraineté n’est assurément pas un concept de droite car il y a souveraineté dès qu’il y a société. En réalité, la notion de souveraineté renvoie au plus ancien des êtres pensants. L’analyse des primates évolués, nos proches cousins comme les Chimpanzés et les Bonobos montre que la société, avec ses hiérarchies, ses procédures d’inclusions et d’exclusions, de conflit mais aussi de réconciliation, précède l’humanité au lieu d’en découler. L’homme s’est ainsi humanisé de par sa vie en société.

Dans toute société, se pose alors la question de savoir qui commande, que ce soit à l’instant donné ou de manière permanente, et au nom de quoi commande-t-il: le pouvoir de celui qui l’exerce est-il seulement lié à la personnalité de celui qui l’exerce ? Cela s’observe dans des microsociétés, qui se défont d’ailleurs lorsque le détenteur du pouvoir disparaît. D’où la nécessité de détacher le pouvoir de celui qui l’exerce. La dépersonnalisation du pouvoir est une nécessité de son plein exercice. Mais, dans le même temps, les hommes ont toujours eu besoin d’identifier le détenteur du pouvoir. D’où cette contradiction qui fait qu’une excessive personnalisation tout comme une dépersonnalisation absolue rendent impossible le plein exercice du pouvoir. Il faut donc réconcilier ces deux pôles ce qui conduit à la solution où le pouvoir d’un (ou d’une) ne devient possible que par la délégation par tous de cette faculté à exercer le pouvoir et dans cette délégation nous avons la légitimité. Mais, le fait que «tous», et que ce tous ne concerne que quelques dizaines ou des millions d’individus implique que ce tous est souverain, détient la souveraineté. Il y a cependant une autre manière de comprendre ce problème : à partir du moment où le pouvoir peut aller jusqu’à la mise à mort d’autrui, jusqu’à exiger le sacrifice d’autrui dans le cas d’un conflit de territoire, qu’est-ce qui donne le droit d’exiger d’un homme qu’il mette à mort un ennemi au péril de sa propre vie ? On comprend qu’il y ait eu dès lors le besoin, à un moment donné, de faire référence à une dimension surnaturelle. Mais une autre lecture est possible et même nécessaire, qui consiste à dire ceci : le pouvoir distinct de celui qui l’exerce, le pouvoir d’exiger des êtres humains des actes qui ne sont pas naturels comme la mise à mort, trouve son fondement dans le bien commun – autrement dit, la survie du groupe. Cela nécessite une construction longue et pénible de cette notion de bien commun. Pendant cette construction, le surnaturel a offert un raccourci pour définir ce bien commun. Il est donc nécessaire à la fois de comprendre les raisons d’être de ce raccourci, de les admettre comme des contraintes matérielles, et de ne pas en être dupe, de ne pas les fétichiser.

Les premiers grands primates pré-humains fonctionnaient déjà en société parce que l’une des caractéristiques des grands primates c’est qu’ils sont facilement adaptables sans être supérieurs en rien, sauf l’intellect

Souveraineté, société et altérité

Deux problèmes se posent. Le premier : est-ce que l’individu peut exister sans liens avec d’autres individus ? C’est cela une des définitions les plus communes de l’état de nature, qui peut cependant être aussi pris comme une métaphore comme nous le verrons tout à l’heure, mais qui n’existe pas réellement. Les premiers grands primates pré-humains fonctionnaient déjà en société parce que l’une des caractéristiques des grands primates – et de l’homme – c’est qu’ils sont facilement adaptables mais qu’ils ne sont supérieurs en rien, sauf l’intellect. Les grands primates et les humains n’auraient donc pas pu survivre s’ils avaient été isolés. On ne peut donc pas penser l’individu puis la société, sur le modèle des briques et du mur, comme le font certains économistes, ou sociologues : l’individu fait d’emblée partie de la société. Il faut donc faire une critique radicale des «Robinsonnades» qui posent toutes un homme isolé. Il est stupéfiant que Böhm-Bawerk, et avec lui l’école marginaliste en économie, ait usé de cette métaphore. Et l’on a tendance à oublier un peu trop souvent que Robinson Crusoë n’est pas une œuvre scientifique mais un «roman d’éducation» écrit par un des grands pamphlétaires religieux anglais, Daniel Defoe. L’idée religieuse est d’ailleurs très présente dans l’ouvrage. Si Robinson est devenu le paradigme de départ de la littérature économique marginaliste comme de certains théoriciens du politique, cela pose en vérité un véritable problème de logique. Si Robinson ne retourne pas à l’animalité, c’est qu’il envisage toujours sa position dans la perspective de son intégration à une collectivité, que ce soit son retour possible à la civilisation ou sa position vis-à-vis de la communauté des croyants à laquelle il appartient et qu’il espère rejoindre après son trépas. Robinson, bien avant que Vendredi ne fasse son apparition, n’est jamais seul, et l’importance de sa Bible le montre bien. C’est d’ailleurs, symboliquement, la première chose qu’il sauve du naufrage. On a là un bel exemple d’une aporie religieuse dans les sciences sociales. Or, la souveraineté doit se penser dans les termes des sciences sociales.

Si il y a ce besoin de souveraineté, c’est justement parce que nous devons vivre avec nos différences

Se pose alors le second problème : que se passe-t-il quand deux sociétés de pré-humains ou d’humains se rencontrent ? Si nous avons une seule société existant sur un espace donné, cette société n’a pas à se poser le problème de sa souveraineté parce que, d’une certaine manière, ce groupe ne possède rien et possède tout. Mais quand ce groupe rentre en contact avec d’autres groupes, le problème va se poser. Or nous savons que ces contacts apparaissent immédiatement, sans pour autant être permanents. Nous savons aussi que tout groupe procède à des expulsions d’individus comme forme de punition – ce qui veut bien dire l’importance du groupe pour la survie. Et nous avons enfin que dans le contact entre les clans, les tribus, il s’agit de savoir ce qui est aux uns et ce qui est aux autres. Il y a de la souveraineté quand il y a de l’altérité et nous voyons apparaître un principe de communauté et un principe de distinction entre différentes communautés. On peut même dire que la souveraineté découle de l’altérité. De ce point de vue, quand j’entends des collègues qui veulent me faire une critique de la souveraineté en me disant que celle-ci implique l’homogénéité, j’avoue que je suis sidéré par ce contre-sens. Si il y a ce besoin de souveraineté, c’est justement parce que nous devons vivre avec nos différences. Si nous étions une communauté d’individus entièrement homogènes, la souveraineté ne serait pas nécessaire car nous penserions spontanémentles mêmes solutions aux problèmes que nous rencontrons. Dès lors, l’action de chaque individu serait la même que l’action collective, et le conflit aurait disparu. La nécessité de trouver une solution, ne serait-ce que provisoire, au conflit n’existerait plus. Il n’y aurait donc plus ni institution ni formes de médiation. Dans cet univers on peut effectivement se défaire du concept de souveraineté.

Nécessaires médiations et souveraineté

Il faut donc revenir sur la médiation des intérêts divergents au sein d’une société, d’un Etat, d’une nation. Une manière de voir les choses consiste à dire que c’est le marché qui fait cette médiation entre les intérêts. Mais, l’affirmation de la traduction socialement harmonieuse des désirs privés n’est en réalité rien d’autre chez Adam Smith qu’un postulat métaphysique qui n’ose pas dire son nom. Il reprend, en en modifiant le sens, les thèses des jansénistes dont il tire, par un long cheminement des sources que décrypte admirablement Jean-Claude Perrot, une métaphysique de l’ordre harmonieux. Ainsi, l’image de Dieu perdure pour hanter certains hommes. L’économie politique classique se révèle comme une construction profondément métaphysique à la fois quant à la nature humaine et quant aux modes d’interaction. Cette image de Dieu prend alors deux formes distinctes dans la pensée économique : elle induit le modèle déterministe et mécaniste de l’École de Lausanne (Walras et Pareto) et sa forme moderne du modèle Arrow-Debreu. Les édits divins nous sont ainsi proclamés lisibles par les succès ou les échecs des acteurs. Cette lisibilité justifie alors l’hypothèse d’information parfaite et complète. On mesure les fondements métaphysiques de la pensée libérale, ou du moins néo-classique, fondement d’autant plus redoutables qu’ils ne se donnent pas comme tels et qu’il prétendent se présenter comme autant de vérités «objectives».

La notion de souveraineté ne se laisse pas enfermer dans les catégories de «gauche» ou de «droite»

Au contraire, nous devons penser non pas la traduction harmonieuse de ces intérêts mais le conflit, la revendication, la lutte gréviste, qui conduisent à des formes particulières de médiation. Il faut donc reprendre la question de la construction des institutions, et l’on va y retrouver la souveraineté. En effet, l’extension des domaines de souveraineté a été la forme prise par les luttes sociales qui, au fil du temps, ont construit les institutions. Telle est la leçon qu’il faut tirer de l’ouvrage classique de François Guizot sur la «civilisation européenne». Ses implications n’en n’ont pas été d’ailleurs pas toujours pleinement comprises. Ce que Guizot affirme, c’est non seulement la nécessité de la lutte comme principe d’engendrement des institutions, mais aussi un lien circulaire, ou plus précisément en spirale, où l’on repasse régulièrement au même point mais pas à la même hauteur, entre une institution de souveraineté, la commune bourgeoise par exemple, et le principe de la lutte des classes. En d’autres termes, il n’est de possibilité d’expression de ses intérêts que par la conquête d’espaces de souveraineté. Mais, celle-ci implique alors l’action collective. C’est pourquoi les différentes formes d’organisations, ligues, associations, syndicats, sont non seulement légitimes mais encore absolument nécessaires au fonctionnement d’une société hétérogène. L’existence d’un intérêt commun n’efface pas ces conflits, mais doit s’enraciner dans la compatibilité de leurs modes de gestion. Cependant, une fois ces espaces acquis, ils ont tendance à influencer largement sur les représentations de ceux qui y vivent.

La «gauche» et la souveraineté

On constate ainsi que la notion de souveraineté ne se laisse pas enfermer dans les catégories de «gauche» ou de «droite». Non que ces catégories ne soient nécessaires au débat. Mais elles recouvrent justement des appréciations divergentes sur ce qu’est le «bien commun», appréciations qui ne sont possibles que dans une société, une Nation, un Etat, souverain. Dès lors, on comprend pourquoi l’idée d’une souveraineté «de gauche» ou d’une sortie «de gauche» de l’Euro sont de dangereuses fadaises. Une porte est ouverte ou fermée et, en un sens, peu importe quelle main se pose sur la porte pour l’ouvrir ou la fermer. Par contre, une fois la porte ouverte, la question de la direction que l’on prendra se pose, et c’est là que les différences entre «gauche» et «droite» reprendront tout leur sens. Cela a déjà été dit : s’enfermer au nom d’une pureté imaginaire dans un discours sur un éventuel «Brexit de gauche» ou une «sortie de l’Euro de gauche» n’a de sens que si, en réalité, on se refuse à l’un ou à l’autre. C’est un choix que l’on peut faire, mais il implique alors d’avoir la cohérence d’en accepter les conséquences. C’est ce que j’ai dit en 2013 dans une interview au «Canard Forgeron». L’incohérence se paye toujours au prix fort. Le dirigeant du Parti travailliste, Jeremy Corbyn, est en train d’en faire l’amère expérience.

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Jacques Sapir142 articles

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Jacques Sapir est un économiste français, il enseigne à l'EHESS-Paris et au Collège d'économie de Moscou (MSE-MGU). Spécialiste des problèmes de la transition en Russie, il est aussi un expert reconnu des problèmes financiers et commerciaux internationaux.

Il est l'auteur de nombreux livres dont le plus récent est La Démondialisation (Paris, Le Seuil, 2011).

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