Que signifierait un retrait des forces anglo-américaines d'Irak aujourd'hui? Plus le temps passe et plus les volontés pacifiques dans ce pays sont érodées par les appels à la vengeance. Les radicaux sunnites et chiites ne se font pas de quartier, ne respectent ni les autorités gouvernementales ni les civils. Un retrait anglo-américain de l'Irak signifierait une lutte sans merci entre sunnites et chiites et un interventionnisme grandissant de l'Iran. Ce pays fait l'apologie de la martyrologie et le spectre d'un Djihad atomique constitue un cauchemar pour l'ensemble des pays de la région.
Laissons de côté la question de savoir si, en son temps, l'invasion de l'Irak répondait aux besoins essentiels des États-Unis. Il n'en reste pas moins qu'une certaine vision a accompagné les planificateurs de cette invasion, soit l'apport de la démocratie, considérée comme la panacée aux troubles endémiques qui affectent le monde arabo-musulman.
Par le passé, la politique américaine en matière des droits de l'homme a oscillé entre le laisser-faire réaliste (en fermant les yeux sur bien des abus dans le monde arabe, pour autant que l'influence soviétique soit bloquée du temps de la guerre froide), les actions punitives sans suivi (première guerre du Golfe qui maintint Saddam Hussein au pouvoir après la libération du Koweït), la carotte (aides financières variées pour stabiliser la région, mais aussi pour contribuer à contrer les courants fanatiques) ou même l'indifférence, voire de la condescendance envers le retard chronique du développement socio-économique des pays arabes. L'on était satisfait de garder les dictateurs arabes en place quand bien même les abus sérieux ne manquaient pas au sein des dictatures baathistes irakienne et syrienne, de l'autocratie égyptienne, de l'Autorité Palestinienne corrompue, sans oublier les graves inégalités en Arabie saoudite wahhabite et les actes génocidaires dont se sont rendus coupables la Syrie à Hama et l'Irak contre les Kurdes et les chiites.
Gouvernance et libertés
Trente-neuf intellectuels et érudits arabes ont analysé pour les Nations unies la gouvernance et le statut des libertés dans le monde arabe en l'an 2004. Leur rapport déplore de nombreuses carences: l'emprise des dictatures sur les médias que ce soit par la censure ou par l'intimidation et dans certains cas, l'emprisonnement; le parlementarisme ne joue pas son rôle de critique des actions gouvernementales; le système judiciaire laisse à désirer; les libertés individuelles ne sont pas toujours respectées et le statut de la femme est loin de l'acceptable.
La réussite de la démocratie en Irak irait à l'encontre des régimes dictatoriaux de la région. Une culture démocratique ne s'acquiert pas du jour au lendemain et doit, pour se maintenir, démontrer des changements patents vers le progrès. C'est un processus qui doit être patiemment assimilé et il est quasi certain que ceux qui auront goûté à la liberté auront beaucoup de difficultés à faire marche arrière. L'opposition à la démocratie en Irak peut essentiellement provenir de régimes disposant de grands moyens de pression et qui sont relativement indépendants: l'Iran, l'Arabie saoudite et le terrorisme dit islamique.
En fin de compte, c'est aux citoyens irakiens qu'il reviendra de décider d'opter pour un modus vivendi démocratique qui éviterait la guerre civile totale. Une telle option nécessiterait de grands sacrifices mais bénéficierait de l'appui américain. Autrement, dans une situation de confrontation, l'Iran et l'Arabie Saoudite (qui serait soutenue par de nombreux autres pays dont l'Égypte ou même la Turquie) encourraient de grandes pertes humaines et détruiraient probablement leurs installations pétrolières respectives.
Par ailleurs, un Irak vraiment démocratique pourrait contenir la surenchère d'extrémisme du président iranien. Son idéal martyrologue pourrait s'arrêter net si la communauté internationale lui faisait front de façon unanime. Khomeiny lui-même dut boire le "calice empoisonné" que représentait la trêve dans la guerre irako-iranienne qui fit des centaines de milliers de morts. Quant à l'Arabie Saoudite, elle devra inévitablement s'ouvrir graduellement à la démocratie. La politique est un jeu de compromis. Elle n'offre pas toujours des options binaires mais permet de réaligner des pions de façon à optimiser les options qui penchent vers les intérêts nationaux. Le scénario d'un Irak démocratique pourrait éviter des conséquences catastrophiques.
La tortue et le scorpion
Les enjeux actuels en Irak dépassent grandement ce pays. Les passions sectaires qui s'y expriment pourraient enflammer l'ensemble de la région. Certains politicologues aiment raconter l'histoire suivante: un scorpion demande à une tortue de monter sur son dos pour traverser une rivière. La tortue se méfie mais le scorpion la rassure en disant qu'il ne pourrait lui faire de mal sans en être lui-même victime. La tortue accepte et, au beau milieu de la rivière, le scorpion la pique. Avant de rendre l'âme, la tortue demande au scorpion pourquoi il a fait cela, les entraînant tous deux à la mort et le scorpion de répondre: "Ici, c'est le Moyen-Orient."
Il est évident que la tortue et le scorpion n'ont jamais connu la démocratie et le respect d'autrui qui lui est inhérent. C'est pourtant de démocratie véritable que le Moyen Orient a besoin pour ne pas succomber aux pièges suicidaires des rancoeurs sectaires.
L'auteur est professeur à l'École de technologie supérieure à Montréal.
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