Emmanuel Leroy : « c’est un article de fond sur la situation actuelle »
Questions – Valeria Verbinina : Commençons avec la plus importante question. Est-ce que nous sommes en route vers la 3ème guerre mondiale? Ou bien le conflit entre Russie et Ukraine est un conflit local sur l’espace post-URSS ?
Réponse : Nous ne sommes pas en route vers la 3ème guerre mondiale, nous sommes clairement entrés DANS la 3ème guerre mondiale, même si celle-ci a en fait commencé dès le lendemain de la Grande guerre patriotique, quand les Anglo-saxons ont désigné l’URSS comme leur principal ennemi et l’ont combattue sur tous les fronts (Corée, Viet-Nam, Angola, Namibie, Cuba, Venezuela, Afghanistan, Syrie, Libye etc.). Mais jusqu’à présent, les conflits se déroulaient relativement loin des frontières de la Russie. À partir de 1991 et de la fin du régime soviétique, l’OTAN a commencé à pousser ses pions et à se rapprocher dangereusement des frontières de la Fédération de Russie avec l’adhésion progressive d’anciens membres du Pacte de Varsovie comme les États Baltes, la Pologne, Roumanie, la Bulgarie… La guerre de Géorgie en 2008, de même que les révolutions de « couleur » en Ukraine, au Kirghizistan, en Arménie ou au Kazakhstan sont des conflits que l’occident provoque afin de créer des zones de tension aux frontières de la Russie. Cette lutte fratricide entre Russes et Ukrainiens n’est donc pas un conflit local mais résulte de la volonté de l’oligarchie anglo-saxonne de faire tomber Moscou, dernière capitale libre sur le territoire s’étendant de Lisbonne à Vladivostok.
Q : Quel est d’après vous le rôle de l’OTAN et de l’Occident dans ce conflit ? Qu’est-ce que OTAN veut gagner dans ce conflit ?
R : Le rôle de l’OTAN est bien sûr essentiel comme on le voit dans la manière avec laquelle cette organisation anglo-américaine s’est engagée totalement dans cette guerre, mais de manière indirecte, en utilisant les Ukrainiens comme chair à canon et en fournissant un soutien militaire et financier absolument phénoménal au régime de Kiev. L’Occident est une notion plus complexe à définir et son rôle encore plus. L’Occident d’aujourd’hui n’a plus aucun rapport avec celui du moyen-âge qui restait encore imprégné de valeurs chrétiennes et humanistes. On peut dire que la plupart des nations européennes ont abandonné progressivement ces valeurs chrétiennes à partir de la Renaissance et qu’aujourd’hui les peuples européens se sont donnés des élites, qui pour la plupart, adhèrent à une vision du monde transhumaniste pour ne pas dire complètement sataniste. Cet Occident-là a très clairement déclaré la guerre aux pays qui refusent de s’aligner sur cette vision du monde « post-moderne » et la Russie est l’un d’entre eux et sans doute le plus important car la Russie porte en elle l’alternative au Système occidental anglo-saxon, même si elle n’a pas encore su le formuler clairement jusqu’à présent. L’OTAN, qui n’est en fait que la pointe de la lance politico-militaire de l’Occident veut tout simplement la mort de la Russie et son démembrement.
Q : Dans toute l’histoire mondiale, quelle est selon vous une analogie à ce qui ce passe maintenant ?
R : Je prendrais le risque de choquer vos lecteurs en vous disant qu’il me semble qu’il y a une analogie très claire avec la seconde guerre mondiale ou plus précisément, je dirais l’Occident tente de faire croire à ses vassaux que le « monde civilisé » est en guerre contre la Russie « poutinienne » qu’il tente de présenter comme une résurgence d’un néo-bolchevisme qui ne serait que l’autre face du nazisme. La propagande du Système occidental tente aujourd’hui d’introduire un parallèle entre Poutine et Hitler, ou encore Poutine et Staline, alors que dans le même temps, ce sont les Anglo-saxons qui ont formé, encouragé et armé les héritiers de Bandera. La spécialité de l’ennemi anglo-saxon c’est l’inversion accusatoire : Ils accusent les autres de ce dont ils sont responsables eux-mêmes.
Q : Quel est le rôle de la guerre d’information actuellement ? On parle beaucoup que la Russie perd cette guerre, qu’on pretend d’ailleurs être très importante. Ou bien on peut perdre la guerre d’information, l’important est de gagner la guerre sur les champs de batailles et puis la renforcer par la diplomatie ?
R : Les Anglais ont compris depuis longtemps que la manipulation de leur propre opinion publique était une chose très importante pour la conduite de la guerre. Un pays qui fait la guerre contre la volonté de son propre peuple ne pourra pas la faire très longtemps. D’où l’importance du contrôle de la presse et des médias d’une manière générale, surtout avec le développement des réseaux sociaux qui permettent d’influencer des centaines de millions de personnes d’un coup. Ce n’est pas pour rien par exemple que les Américains ont nommé l’ancien général responsable des forces US en Afghanistan, James Patreus, responsable d’un groupe de presse dans les pays de l’est depuis 4 ou 5 ans. Il est clair que dans ce domaine, les occidentaux ont une force de frappe 100 fois supérieure à celle de la Russie car ils contrôlent la plupart des grands médias dans leur zone d’influence et ils peuvent ainsi donner l’impression aux populations qu’ils dominent que le monde entier est avec eux. Mais effectivement, la Russie peut perdre la guerre de l’information et gagner quand même la guerre sur le champ de bataille. Mais le danger est qu’aujourd’hui avec le développement des réseaux sociaux, l’ennemi est en mesure d’influencer votre propre population ; on l’a très bien vu avec le rôle des GAFAM qui ont pris fait et cause pour l’Ukraine et contre la Russie dès le début du conflit. C’est la raison pour laquelle j’avais annoncé voilà de nombreuses années que la Russie devait se protéger en contrôlant la presse et les réseaux sociaux contre l’influence de l’idéologie anglo-saxonne.
Q : Est-ce que, globalement parlant, on peut parler de la crise de la toute la civilisation dite d’Occident ? Et si c’est le cas, on aura quoi en échange ? La Chine globale ?
R : On peut dire effectivement que le monde occidental est entré dans une période de crise mais ce n’est pas une crise économique ou sociale comme celles que l’Europe et l’Amérique en connaissent depuis des siècles, il s’agit de mon point de vue d’une prise de conscience progressive par les peuples occidentaux que le modèle de culture consumériste et transhumaniste offert par l’Occident ne mène qu’à la mort de la civilisation. Il faut bien être conscient que les élites transnationales occidentales n’ont plus le sentiment d’appartenir à un peuple et qu’elles se considèrent comme les maîtres du monde de demain qui verra la planète entière obéir à leurs ordres. Le refus de la Russie d’entrer dans cette logique globaliste la condamne à être l’ennemi absolu du Système occidental. Quant à la Chine, pour l’instant tout montre qu’elle a choisi son camp en travaillant main dans la main avec la Russie de Vladimir Poutine et en promouvant elle aussi un monde multipolaire. Espérons que cette entente dure le plus longtemps possible, car l’alliance entre la Russie et la Chine est une donnée indispensable pour vaincre définitivement l’Occident anglo-saxon.
Q : Pendant ces 8 années vous avez maintes fois visité le Donbass. Dans l’entretien à France Soir vous avez dit que vous admirez le stoicisme de ses habitants. Et quels autres qualités ?
R : Les gens du Donbass sont des gens simples et bienveillants et qui font preuve d’un courage et d’une capacité de résistance extraordinaire dans cette guerre qu’ils subissent depuis 8 ans. Ce qui m’a le plus frappé lors de notre dernier déplacement en mai dernier, aussi bien chez les habitants de Donetsk que chez ceux de Marioupol ou de Volnovakha, c’était qu’ils disaient tous : « Enfin la Russie arrive ! Enfin ils viennent nous libérer des bandéristes ! ».
Q : Dans le meme entretien vous avez dit que « cette guerre entre l’OTAN et la Russie est une lutte finale entre deux systèmes qui s’affrontent ». Quelles sont les causes de cet affrontement ? Elles sont économiques avant tout, ou idéologiques, ou autres ?
R : Il est évident que les immenses richesses de la Russie suscitent des convoitises de la part des occidentaux depuis longtemps, mais je reste convaincu pour ma part que le véritable antagonisme est de nature idéologique, voire de nature religieuse. Si Trotsky l’avait emporté dans sa lutte contre Staline, je suis convaincu que l’Occident n’aurait jamais fait la guerre contre la Russie car l’idéologie trotskyste aurait fusionné sans difficulté avec l’idéologie anglo-saxonne car elles sont toutes les deux de même nature. On voit aujourd’hui que la plupart des intellectuels néo-conservateurs aux États-Unis sont issus des rangs du trotskysme américain. En revanche, Staline a su préserver l’essentiel de la culture russe et malgré l’idéologie marxiste – qui est d’essence occidentale ne l’oublions pas – la matrice de la pensée et de la culture russes a été préservée. Aujourd’hui, ce que l’on pourrait appeler le « poutinisme », est une vision du monde qui peut se définir comme une alternative à la pensée globaliste occidentale c’est-à-dire à la défense des valeurs traditionnelles contre la vision déstructurante et délétère du modèle occidental. Le poutinisme pourrait se définir comme le délicat exercice consistant à faire fusionner et à faire vivre ensemble dans le monde russe, les Rouges et les Blancs, les slavophiles et les européistes, les libéraux et les collectivistes, les staliniens et les révisionnistes et cela ne doit pas être une tâche facile car le principal ennemi des Russes, ce sont les Russes eux-mêmes.
Q : En parlant du futur, quel pronostic donnez-vous ? On entre dans une longue periode de conflits plus ou moins locaux, sans user l’arme nucléaire ? Ou bien l’Ukraine c’est une sorte de Franz Ferdinand et on aura la guerre mondiale (et nucleaire) inevitablement, tout simplement parce que l’Histoire va en cette direction, et toutes les crises qu’on a dans le monde peuvent êtres résolus par la guerre mondiale et totale seulement ?
R : Je ne donne jamais de pronostic pour l’avenir, mais cela n’empêche pas de formuler des hypothèses. Si vous regardez bien l’histoire du monde depuis 1945 – et on pourrait remonter bien avant dans le temps…- les conflits n’ont jamais cessé sur aucun des continents et nous y trouvons toujours, d’une manière ou d’une autre, la présence des Anglo-saxons pour le contrôle des richesses, le renversement d’un chef d’État, la création d’une zone de conflit pour y vendre des armes ou pour créer un foyer d’infection sur les frontières du pays que l’on veut conquérir. Prenez par exemple les guerres de Yougoslavie provoquées par les USA au moment où la Russie entrait en pleine décomposition politique sous Eltsine, ces guerres furent provoquées pour affaiblir l’influence de la Russie dans les Balkans et créer un État mafieux, le Kosovo, destiné à accueillir la plus grande base militaire américaine dans le monde et à assurer un contrôle des États-Unis sur le flanc sud de l’Europe. Pour ce qui concerne l’usage de l’arme nucléaire, personne ne connait le degré de folie qui peut atteindre ceux qui contrôlent le fonctionnement des États-Unis aujourd’hui. Ils sont aujourd’hui en période de déclin – sauf sur le plan idéologique et dans le contrôle de l’information sur les populations qu’ils dominent – et un Empire qui meurt pourrait être tenté de tout faire disparaître avec lui.
Cela dit, rien n’interdit de penser que l’Ukraine pourrait être le nouveau Sarajevo et que de provocation en provocation, l’OTAN s’implique de plus en plus dans ce conflit fratricide entre Slaves et tente de profiter de la situation pour entrer en guerre contre la Russie. Mais pour vous dire le fond de ma pensée, je ne crois pas que l’OTAN soit en mesure de faire la guerre contre la Russie aujourd’hui, si elle avait été prête, elle serait déjà entrée officiellement en Ukraine depuis longtemps.
Q : Et en parlant du futur de la Russie, d’après vous. On verra un nouveau URSS (ou bien l’Empire Russe) en forme quiconque ? Ou le contraire ? Ou bien ma question n’a pas de sens car l’Histoire a toujours beaucoup de voies ?
R : Je ne pense pas que la Russie recommence une expérience de type soviétique au XXIe siècle car les conditions ne sont pas réunies aujourd’hui et je ne suis pas sûr que ce soit ce que les Russes eux-mêmes veulent. De même, je ne vois pas l’émergence d’un retour d’une dynastie Romanov – ou d’une autre – sur le trône des Tsars dans la Russie moderne. En revanche, cela pose la question de la fragilité du pouvoir en Russie, question qui d’une certaine manière a toujours été le principal problème depuis la Rus’ de Kiev jusqu’à aujourd’hui, avec l’exception notable du règne des Romanov qui a duré 3 siècles, mais non sans soubresauts.
Pour essayer de répondre au fond à votre question, je dirais que la Russie d’aujourd’hui est enfin face à son destin, qui est de savoir ce qu’elle veut dire au monde. Quand on lit les grands auteurs russes du XIXe, toutes les questions essentielles qui se posent au monde russe ont été soulevées par des auteurs comme Soloviev, Ilyin, Tchaadev, Karamzine, Odoïevsky et bien d’autres, mais ces questions n’ont pas encore reçu de réponse et les intellectuels russes contemporains n’ont pas encore inventé le mode de société alternatif à celui du monde occidental. Et c’est exactement ça que le monde attend aujourd’hui. L’Europe et l’Amérique sont trop fatiguées pour renouveler leur modèle idéologique et seule la Russie pourrait proposer au monde un nouveau modèle de société, encore faudrait-il qu’elle en ait la volonté. On la voit tâtonner, hésiter, on entend un magnifique discours à Munich en 2007 mais on voit que les libéraux sont toujours en poste dans l’appareil d’État ou dans le contrôle des grands Kombinats. Quoi qu’il en soit, au-delà de la lutte idéologique entre un système occidental conquérant et prédateur et une Russie qui pour l’instant n’a pas encore inventé le modèle alternatif qui pourrait séduire le monde entier, il s’agit surtout d’une guerre de religions mais qui se présente de manière tout à fait différente de celles qu’a connues l’Europe à partir du XVIe siècle. Là en l’occurrence, il s’agirait plutôt d’une lutte entre le Bien et le Mal, entre une Russie qui pourrait incarner, grâce à son multiculturalisme, la défense des religions et des traditions contre un Occident devenu athée et en même temps l’ennemi le plus mortel de l’humanité.
Q : Parmi les écrivains Français, y a-t-il quelqu-un qui risquerait maintenant de dire du bien sur la Russie ?
R : De deux choses l’une, ou l’écrivain est connu et apprécié par les médias du Système et alors, s’il veut continuer à vendre des livres, il a intérêt à condamner et à critiquer la Russie, ou l’écrivain n’est pas connu et personne ne le lit, et alors il peut raconter n’importe quoi, cela n’a aucune importance. Voilà à peu près comment fonctionne la « liberté » en Occident.
Q : Qu’est-ce qu-on pense en France sur Poutine ? Il y a des gens qui pensent bien, si oui, combien en pourcents ?
R : Il est difficile de répondre à cette question car les instituts officiels de sondage ne diffusent pas ce type d’information, mais on peut estimer grosso modo que les deux tiers de la population en France suivent la propagande des médias officiels – et sont donc anti-poutinien, surtout depuis le 24 février 2022 – cela veut donc dire qu’il reste un bon tiers de Français qui souhaiteraient pour la France un homme tel que votre président.
Q : Combien de Français savent ce que c’est l’Ukraine, combien le savaient avant 2014 ?
R : Alors là on entre dans un domaine où les Français ne sont plus bons du tout. Le système éducatif français et européen visant à décérébrer les populations et à ne plus enseigner l’histoire et la géographie, il est bien évident que s’ils ne connaissent pas l’histoire de leur propre pays, ils connaissent encore moins celle de l’Ukraine.
Q : Qu’est-ce qu-on pense en France sur Lenine ? Et sur Staline ?
R : Hormis un petit cercle d’intellectuels gauchistes ou communistes, plus personne ne parle aujourd’hui en France de Lénine ou de Staline.
Q : Est-ce qu’on se souvient encore en France de Edouard Limonov qui y a vecu pendans des années ?
R : Paradoxalement, ceux qui se sont intéressé en France à Limonov étaient plutôt dans les cercles identitaires ou patriotes, mais pas du tout dans les milieux marxistes. Des hommes comme Alexandre Douguine ou Zakhar Prilepine, même s’ils se sont éloignés par la suite des « natsbol » auront contribué à faire connaître cet étrange écrivain qui a tenté de marier le nationalisme au bolchevisme.
Q : Question à propos de Zakhar Prilepine : il a visité France pendant les années précedentes, et tous ces livres ont été traduits en Français.
Quelle idée a-t-on de lui maintenant ? Il est considéré comme persona non grata, un paria ou quoi ?
R : Prilepine a rencontré un succès certain dans notre pays et ses livres s’y sont bien vendus, au moins jusqu’à une date récente. J’espère que ses lecteurs lui resteront fidèles mais il est bien possible que le déluge de propagande anti-russe que l’on entend partout en Occident aujourd’hui le fasse disparaître des étalages des librairies, de même que Pouchkine ou Dostoïevsky.
Q : On connait en France la littérature Russe contemporaine ?
R : Comme hélas elle n’est que très rarement traduite en français et que le nombre de locuteurs de russe en France est plutôt faible, on peut sans doute répondre négativement à votre question. La Russie devrait y réfléchir pour faire traduire ses grands auteurs contemporains dans les langues étrangères. On attend avec impatience de voir l’équivalent d’un Goethe Institut qui ferait connaître la culture russe en France.
envoyé par Vladimir Tchernine