De Montréal à Londres, de New York à Paris, de Toronto à Berlin, les revenus des dirigeants d'entreprises augmentent, augmentent, augmentent. À lire les chiffres relatifs à ce volet financier, la crise leur est étrangère. Comme quoi ces dirigeants sont également des intouchables.
John Pierpont Morgan, le banquier qui a «fait» Wall Street, en plus d'avoir confectionné la bibliothèque privée la plus imposante au monde, avait calculé que le salaire d'un président d'entreprise devrait être vingt fois celui de l'employé percevant le plus bas. Ce barème établi par un homme qui, on s'en doute, n'avait aucun penchant gauchiste fut observé, à des degrés divers, il va sans dire, des décennies durant. À l'aube des années 1980, cette règle éclata en mille morceaux. On insiste, cela fait 31 ans que ça dure. Aujourd'hui, le salaire du p.-d.g. est 40 fois supérieur au salaire moyen, et non pas minimum, des employés. Et c'est sans compter les primes.
En octobre dernier, les comptables de la firme Incomes Data Services (IDS) ont publié un rapport aux conclusions propres à réveiller les spasmes de l'aigreur et non de l'envie. On y apprend en effet que le revenu total, soit le salaire plus les primes, des 100 patrons de 100 sociétés inscrites à la bourse de Londres avait connu, tenez-vous bien, une hausse de 49 % au cours de l'exercice financier 2009. Le chiffre est si énorme qu'on n'ose même pas l'arrondir. D'autant que le système bancaire de ce pays fut sauvé, en 2008, avec l'argent des contribuables.
Simultanément, les experts d'IDS ont réalisé que les concessions salariales et autres exigées aux employés pour cause de récession avait eu la conséquence suivante: une diminution de 20 % du niveau de vie. Une diminution si marquée que la ville de Londres compte désormais des travailleurs parmi son contingent de sans-abri.
En novembre dernier, cette fois aux États-Unis, la société Johnson Associates a communiqué une étude susceptible de troubler la retenue que commande la raison. Tenez-vous bien (bis), dans son analyse, Johnson nous apprend que Goldman Sachs, Morgan Stanley, JP Morgan Chase, Bank of America et Citigroup, soit cinq établissements financiers et seulement cinq, avaient mis de côté 93 milliards $, soit plus que l'an dernier. Qu'importe que Goldman Sachs, par exemple, ait déclaré une perte au cours du troisième trimestre de l'exercice financier en cours, l'important est de gaver les patrons et les stars de l'ingénierie financière, et non les actionnaires institutionnels qui gèrent notamment les fonds de pension. Malgré l'atonie de l'économie américaine, le salaire moyen alloué aux PDG des entreprises inscrites aux bourses du pays a été de 12 millions en 2010, selon GovernanceMetrics International (GMI).
Arrêtons-nous maintenant à l'acte fondateur de cette orgie monétaire. Il s'agit d'un article paru en 1976 dans le Journal of Financial Economics de l'Université de Rochester dans lequel fut conceptualisé le théorème suivant: refiler un paquet d'actions avec droit de vote aux cadres supérieurs de l'entreprise revient à harmoniser les intérêts de ces derniers à ceux des actionnaires. Cette suggestion fut adoptée, ou plutôt appliquée, à vitesse grand V par Jack Welch, alors p.-d.g. de General Electrics. On s'en doute, il fut imité illico par ses confrères.
Aujourd'hui, on dispose donc de trois décennies au cours desquelles l'excès a succédé à l'excès, l'avidité à l'avidité. On dispose de suffisamment de temps pour rappeler que dans certains cas, les patrons ayant affiché des contre-performances, on pense notamment à celui qui a mis Merrill Lynch à terre, ont été renvoyés dans leurs foyers avec des millions et des millions dans leurs valises. On fait l'impasse sur le copinage maintes fois documenté des membres du comité de rémunération pour mieux souligner qu'à bien des égards, les dindons de la farce ont été les gestionnaires des fonds de pension.
Il serait grandement temps que les gouvernements dotent les actionnaires institutionnels d'outils obligeant les patrons à répondre davantage de leurs gestes qu'ils ne le font présentement. D'autant que se profile à l'horizon la prochaine grosse crise. Comment s'appelle-t-elle? La crise des régimes de retraite.
Les bonus des p.-d.g.
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