L’« Etat juif » contre les juifs

OCCUPATION ISRAÉLIENNE - reconnaître l’Etat de Palestine


Parmi les préconditions mises par le gouvernement israélien à une paix avec les Palestiniens, il y a la demande faite à ceux-ci de reconnaître Israël comme « Etat juif ». Il n’est pas utile d’insister ici sur le fait que, depuis des années maintenant, le gouvernement israélien avance des prétextes successifs pour refuser la naissance d’un Etat palestinien.
Pourtant, là, la demande est d’autant plus grave que certains Etats, notamment les Etats-Unis et quelques pays européens, semblent se rallier à cette exigence.
La réaction de l’association « Une autre voix juive », résumée dans une lettre aux ministres des affaires étrangères français et allemand et à la haute représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères, est d’autant plus importante (« Sur la demande de reconnaissance de l’Etat d’Israël comme “Etat juif” »).
L’argumentation est en deux temps : l’un concerne la situation en Israël même, et l’autre les conséquences qu’aurait une telle reconnaissance pour les juifs dans le monde.

« La déclaration d’indépendance d’Israël parle d’Etat juif (au sens de la résolution 181 de l’ONU) tout en affirmant l’égalité de tous les citoyens devant la loi, quelles que soient leurs origines culturelles, ethniques, religieuses ou autres, en conformité avec la résolution 181. Depuis 2009, l’exigence par les dirigeants israéliens de voir reconnaître Israël de jure comme Etat juif s’accompagne de législations de plus en plus discriminatoires à l’égard des citoyens non juifs d’Israël. »

En fait, comme le rappelle Azmi Bishara dans un texte sur la question (« On recognising Israel as a Jewish state », 26 janvier 2011), la première mention non israélienne de cette reconnaissance d’Israël comme Etat juif remonte à un discours de Colin Powell, le secrétaire d’Etat de George W. Bush, à l’automne 2001. C’est Ariel Sharon qui en a fait l’une des conditions d’un accord avec les Palestiniens en 2003, quand, tout en acceptant la feuille de route américaine pour la reprise des négociations, il a émis quatorze réserves (c’est une tactique permanente d’Israël que d’accepter les propositions américaines en émettant des réserves qui les vident de tout contenu). Dans l’un de ces points, il demande que les Palestiniens reconnaissent Israël comme un Etat juif.
Quoi qu’il en soit, la lettre se poursuit :
« Une Autre Voix Juive s’est définie dès l’origine comme l’expression de citoyens français juifs ou d’origine juive attachés à l’universalité des droits de l’Homme et des peuples. C’est pourquoi elle ne peut que condamner un Etat, quel qu’il soit, qui, en se définissant sur une base ethnique ou religieuse, instaure des discriminations institutionnelles entre ses citoyens fondées sur l’origine ou la religion. Une Autre Voix Juive soutient tous ceux qui, en Israël, militent pour l’égalité des droits. »

En effet, les discriminations qui frappent la minorité palestinienne d’Israël sont de plus en plus flagrantes, et alimentent un racisme ouvert qui fait du « transfert » (c’est-à-dire de l’expulsion) des Palestiniens une demande d’une fraction importante de la population israélienne.
J’avais cité dans un envoi de 2007 ce texte de Jeff Halper :
« On demande aux Palestiniens de reconnaître formellement l’Etat d’Israël. Ils l’ont déjà fait en 1988 quand ils ont accepté une solution fondée sur deux Etats, puis au début du processus d’Oslo, et ils ont réitéré cette position durant les deux dernières décennies. Maintenant vient une nouvelle demande : qu’avant toute négociation, ils reconnaissent Israël comme Etat juif. Non seulement cela introduit un nouvel élément dont Israël sait que les Palestiniens ne peuvent pas l’accepter, mais cette demande remet en cause le statut d’égalité des citoyens palestiniens d’Israël, soit 20% de la population israélienne. Cela ouvre la voie au transfert, au nettoyage ethnique. Tzipi Livni, la ministre israélienne des affaires étrangères, a dit récemment dans une conférence de presse que l’avenir des citoyens arabes d’Israël est dans le futur Etat palestinien, pas en Israël même. »

Mais le débat, comme le note la lettre de Une autre voix juive, intéresse l’ensemble des juifs de par le monde :
« La reconnaissance d’Israël en tant qu’“Etat juif” par un Etat tendrait à conforter la prétention d’Israël à représenter les citoyens juifs d’autres Etats, et à valider pour longtemps différents types de discrimination pour les citoyens israéliens non reconnus comme “Juifs”. L’antisémitisme n’a pas besoin de faits réels pour prospérer. Mais un Etat qui accéderait à l’exigence du gouvernement israélien de faire reconnaître internationalement Israël comme Etat juif prendrait la responsabilité de créer des bases nouvelles pour l’antisémitisme et contribuerait à créer des inégalités de fait entre ses citoyens sur une base culturelle ou religieuse. Aucun Etat de l’Union européenne ne peut regarder cette perspective avec légèreté. Les Etats européens, dont plusieurs ont eu une responsabilité dans les crimes contre l’humanité dont furent victimes les Juifs d’Europe sous le nazisme, prendraient une grave responsabilité à l’égard de leurs citoyens juifs ou d’origine juive en cédant aux pressions des dirigeants d’Israël. »

Pour ma part, je dirai les choses autrement : cette reconnaissance d’Israël comme « Etat juif » serait « une prise en otages » des juifs du monde qui se transformeraient, de facto voire de jure – et sans qu’on leur ait demandé leur avis –, en complices des politiques du gouvernement israélien. Comment s’étonner alors que des gens puissent établir l’équation « Israël = Etat juif = juifs français » (ou allemands, ou britanniques, etc.) ?

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Alain Gresh29 articles

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Alain Gresh est directeur adjoint du Monde diplomatique. Spécialiste du Proche-Orient, il est notamment l’auteur de L’islam, la République et le monde (Fayard, Paris, 2004) et de Les 100 clés du Proche-Orient (avec Dominique Vidal, Hachette Pluriel, Paris, 2003). Il tient le blog Nouvelles d’Orient.





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