L'enquête sur la corruption dans la construction n'a pas encore débuté qu'une épreuve de force s'est engagée entre la commission Charbonneau et plusieurs grands médias. Un consortium incluant The Gazette, CTV, La Presse et The Globe and Mail dit craindre, en effet, que les règles exceptionnelles de huis clos et d'interdit de publication édictées par les commissaires ne rendent secrètes des audiences pourtant publiques en principe.
D'après le procureur du groupe, Me Mark Banty, qui s'en est ouvert à The Gazette, la Commission avait invité les médias à faire savoir leurs vues sur les règles qu'elle entendait suivre. Les médias ont répondu en faisant valoir que ces règles «allaient trop loin». Leur procureur suggérait de s'en tenir aux principes déjà établis par la Cour suprême. La Commission, a-t-il compris, allait étudier la question et faire connaître sa position.
Or, sans nouvelle des commissaires, les médias eurent la surprise de voir, le 29 mars, que les règles rendues publiques n'avaient pas été changées. «Les audiences de la Commission sont publiques», réitère la règle 37, mais les commissaires peuvent, «lorsque les circonstances l'exigent, imposer le huis clos ou émettre une ordonnance interdisant la divulgation, la publication ou la communication de tout témoignage, document ou élément de preuve». Ces exceptions visent «notamment» neuf situations spécifiques.
Certaines veulent «assurer la protection» des parties, des témoins ou du public; des enquêtes policières en cours; de la vie privée; de la réputation; des renseignements confidentiels, y compris les secrets commerciaux. D'autres veulent «assurer le respect» des privilèges reconnus et du secret professionnel, ainsi que de tout autre droit jugé nécessaire par les commissaires. D'autres enfin visent le maintien de l'ordre et l'administration efficace de l'enquête, de même qu'un procès juste et équitable aux gens qui ont des litiges existants ou «à venir».
L'avocat des médias aurait voulu qu'on s'en tienne au test réitéré depuis 1994 par la Cour suprême: on ne peut interdire la publication que si une ordonnance est nécessaire pour écarter, faute d'autre mesure raisonnable, un risque sérieux à l'administration de la justice et que les effets bénéfiques d'une telle ordonnance l'emportent sur ses effets préjudiciables aux droits et intérêts des parties et du public, y compris la liberté d'expression, le droit à un procès équitable et public, et l'efficacité de la justice.
Me Banty a conclu que la Commission ne s'estime pas liée par le principe de la Cour suprême. Or, même si la Commission est dans l'erreur, les médias qui contesteraient ses règles retarderaient les audiences qu'eux-mêmes réclamaient. Certaines semblent, de toute manière, des applications du principe de la Cour. D'autres, telle la protection contre la diffamation, sont certes discutables. Mais une autre règle, non écrite, pèse sur les institutions et les groupes impliqués dans l'enquête.
Les médias ont le devoir d'informer le public, mais la Commission craint sans doute le «cirque médiatique» auquel certaines affaires judiciaires donnent lieu. La liberté de presse, le caractère public de la justice, le droit du public à l'information sont fondamentaux. Mais le scandale de la construction est aussi une mine d'or pour les médias, surtout ceux qui font prévaloir leur intérêt financier sur l'intérêt public.
Au reste, plus d'une enquête a connu un sort déplorable, comme d'avoir avantagé des carrières politiques (commission Cliche sur le syndicalisme), d'être utilisée à des fins partisanes (commission Malouf sur les Jeux olympiques) ou encore d'avoir paru accommodante à l'endroit de politiciens ou même de juges (commission Bastarache). Dans la présente enquête, rarement commissaires auront-ils été placés au milieu d'intérêts aussi puissants, voire d'une société aussi largement immorale.
Les commissaires ne sauraient refuser de protéger l'identité de témoins parfois essentiels mais vulnérables. Mais on voit mal comment ils pourraient, sans discréditer leur mission, accorder l'anonymat à quiconque en fera la demande en invoquant sa réputation. Dans un procès ordinaire, un accusé est présumé innocent pour le juge, mais rarement pour le public.
Une justice publique, reconnaissait à regret le juge Antonio Lamer, «peut fort bien avoir pour effet de mettre en péril ou d'affaiblir les avantages de la présomption d'innocence. [...] Le germe du doute quant à l'intégrité et à la conduite de l'accusé aura été planté vis-à-vis de sa famille, de ses amis, de ses collègues. Les répercussions et perturbations varieront en intensité d'un cas à l'autre, mais inévitablement elles se produiront; elles font partie de la dure réalité du processus de la justice criminelle».
Une commission n'est pas une cour criminelle. Mais dans une enquête attendue et médiatisée, le risque est encore plus grand de voir des réputations «salies», des carrières et des entreprises compromises, voire des gens et des relations brisés. Malgré tout, on fait prévaloir la confiance dans les institutions et l'intégrité des services que l'État doit assurer à la population, même si, pour certains témoins, le prix sera lourd à payer: le public présume déjà qu'ils ont mal agi, qu'ils mentent, cachent des preuves ou protègent des intérêts inavouables.
Dans ces circonstances, l'avocat qui conseille à un client de minimiser un témoignage ou de «perdre la mémoire» peut certes lui épargner un blâme de la part des commissaires, mais ce sera le plus souvent au prix d'une plus sévère sanction au tribunal de l'opinion publique. La responsabilité des médias de présenter les faits correctement n'en est pas diminuée pour autant. Au contraire. En dernière analyse, s'ils trouvent insatisfaisants les efforts de la commission, ils peuvent mener leur propre enquête.
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Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l'Université de Montréal.
Les médias et la commission Charbonneau
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