L’« affaire » est donc entendue. Une fois de plus, le tribunal médiatique a fait place nette. Voilà donc la justice rendue à 35 ans de distance. Les uns s’excusent, les autres appellent à la vengeance ou crient victoire pendant que sur les réseaux sociaux la foule exulte. Nous venons de vivre un autre épisode de ce passionnant téléroman intitulé « La justice médiatique en direct ». Comme si tout cela pouvait être simple.
C’est à la faveur d’un livre intitulé Le consentement (Grasset), publié ces jours-ci à Paris par l’éditrice Vanessa Springora, que ce qu’il est convenu d’appeler l’« affaire Matzneff » est soudainement ressorti des boules à mites en cette période des Fêtes. Trente ans plus tard, une femme qui a aujourd’hui 47 ans y décrit la relation amoureuse qu’elle a entretenue dès l’âge de 14 ans avec l’écrivain Gabriel Matzneff, de 37 ans son aîné. L’épisode était pourtant connu de tous. Non seulement l’écrivain avait-il raconté ses amours illicites dans son journal et ses romans, mais l’affaire avait même fait l’objet en 1990 d’un affrontement en direct à l’émission littéraire Apostrophe. Notre collègue Denise Bombardier y avait alors pris à partie l’écrivain, dont l’oeuvre exigeante jouissait alors à Paris d’une admiration réelle et largement méritée.
Alors, comment expliquer ce silence et cette impunité alors que le Tout-Paris savait que Vanessa Springora n’avait pas l’âge de la majorité sexuelle qui est fixé à 15 ans en France depuis 1945 ?
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce n’est pas d’abord au nom de l’art et de la littérature qu’on a justifié de tels agissements. Et encore moins au nom d’une prétendue culture patriarcale ou de ce que d’aucuns se complaisent à décrire comme la vieille culture machiste hexagonale.
Au contraire ! C’est bien au nom de l’« interdiction d’interdire » que l’on garda le silence. C’est au nom de cette pensée libertaire repoussant toutes les morales, d’une libération sexuelle conquérante et d’un gauchisme culturel assumé, que toute limitation de la liberté sexuelle fut alors jugée « réactionnaire ». On serait presque tenté de dire qu’un peu de « patriarcat » dans cette affaire aurait peut-être permis à l’autorité d’un père de s’exercer. Mais celui de Vanessa était, dit-on, absent.
Rappelons-nous le contexte. À la faveur de ce qu’on a appelé la « pensée 68 », toute norme, toute contrainte, surtout sexuelle, était considérée comme une servitude inacceptable. De la même manière, on applaudissait à l’éclatement de la famille, oubliant par le fait même que, malgré ses défauts, elle fut toujours la première protection des enfants, qu’elle a d’ailleurs pour tâche de préparer et d’introduire dans le monde adulte, comme nous le rappelle la philosophe Hannah Arendt. Or, rien ne l’a vraiment remplacée depuis.
Ce n’est pas un hasard si en 1977 quelques-uns des principaux inspirateurs de cette pensée signèrent, à l’initiative de Gabriel Matzneff, dans le journal Libération — enfant de 68 s’il en est un ! —, une pétition appelant à supprimer l’âge du consentement sexuel. Parmi eux, on trouvait des noms aussi prestigieux que Gilles Deleuze, Roland Barthes, Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre.
Tous affirmaient évidemment combattre l’ordre moral. Dans ce contexte, la sexualité adolescente était jugée par essence libératrice et la famille, perçue comme l’institution oppressive par excellence. C’est alors que le privé est devenu politique et que la transgression (surtout sexuelle) est pratiquement apparue comme un impératif politique. Impératif qui subsiste d’ailleurs jusqu’à nos jours, comme le démontrent nombre de nos débats sur le « genre » et le radicalisme de certains militants LGBT. Or, comme chaque fois que l’on repousse toutes les limites et que l’on fait sauter tous les « tabous », ce sont les plus vulnérables qui paient les pots cassés. En l’occurrence, ici, les plus jeunes.
Cependant, depuis les années 1970, ces limites n’ont cessé d’être repoussées. En cette époque où la parole des ados est devenue sacrée, comme l’illustre la personnalité de l’année Greta Thunberg, il est de bon ton de se pâmer devant tous les désirs adolescents sans exception. Car il faudrait ajouter qu’à la destruction de l’autorité familiale a correspondu celle tout aussi dramatique de l’école. Après avoir « joui sans entraves », on a cru à tort qu’il était aussi possible d’« éduquer sans entraves ». Tels furent les mots d’ordre d’une époque dont nous sommes encore très loin d’être sortis.
« L’arme principale du diable, écrivait Matzneff, ce n’est ni la beauté ni la sensualité, c’est l’ennui. » Prenons donc garde à ces procès médiatiques qui trompent trop bien l’ennui mais où l’on change de morale comme on change de chemise, jetant aux foules en furie ceux que l’on glorifiait il y a quelques années à peine. Dans le cas qui nous occupe, il sera toujours plus facile de lyncher un vieil écrivain français que pratiquement personne n’a lu que de s’interroger sur les sources profondes d’une telle « affaire ».