Et si le multiculturalisme, c’était le progrès? Oh que non! selon l’essayiste québécois Jérôme Blanchet-Gravel: il dissimulerait au contraire une puissance réactionnaire insoupçonnée. Entretien sur ce phénomène à la mode.
Le multiculturalisme divise: certains pensent d'un côté que «la culture française n'existe pas» et d'autres que «la France n'a jamais été et ne sera jamais une nation multiculturelle». Deux citations antagonistes, diamétralement opposées, qui traversent les esprits français, mais qui sont sorties de la même bouche, celle d'Emmanuel Macron quand il était candidat.
Au fond, cette contradiction, qui n'est certes pas la première chez un politique, exprime à merveille le trouble qui nous traverse, entre un passé qui était clair, mais qui serait à déconstruire et un avenir qui l'est beaucoup moins, mais que nous devons pourtant nous atteler à construire.
Le «totem multiculturel»
La promesse multiculturelle, véritable «totem contemporain», n'a pas fini de faire parler les sceptiques. Alors justement, nous avons reçu l'un d'entre eux: Jérôme Blanchet Gravel, l'un de nos cousins… par là, je veux dire qu'il est Québécois, et pourra nous faire profiter de son regard à la fois étranger et familier…
Notre invité n'a que 28 ans, mais, comme nous le savons, «aux âmes bien nées, les livres n'attendent pas le nombre des années». Son dernier essai, La face cachée du multiculturalisme, publié aux éditions du Cerf, est déjà son quatrième. C'est un ouvrage éclairant —éclairant car contre-intuitif- pour notre invité, le multiculturalisme est présenté comme un progrès, mais serait en réalité brutalement réactionnaire. Mais pourquoi ce paradoxe et, surtout, réaction contre quoi?
Extraits:
Une critique des Lumières
«En France, le multiculturalisme n'est pas appliqué de manière officielle, mais plutôt officieuse. Effectivement, le multiculturalisme s'appuie sur le libéralisme, mais sur son cadre juridique. Juridiquement, c'est vrai de dire qu'il est libéral. Idéologiquement, ce n'est pas le cas: quand on lit les penseurs multiculturalistes anglo-saxons, on se rend compte qu'ils sont des critiques des Lumières. Ces gens-là sont très favorables à (…) l'établissement de communautés qui sont imperméables. Ils sont présentés comme des libéraux, mais sont des critiques du libéralisme individualiste.»
L'orientalisation des esprits
«Le multiculturalisme n'est pas qu'un ensemble de politiques publiques. Il y a un imaginaire multiculturaliste. Évidemment, les deux peuvent se nourrir mutuellement. (…) On hérite de cet imaginaire orientaliste, de cette fascination très fleur bleue, très romantique pour l'Orient, à travers le multiculturalisme, on renoue avec des traits idéologiques du XIXe siècle. Finalement, le multiculturalisme est un paradis artificiel, on baigne dans un fantasme monumental. Mon essai est un livre sur la xénophilie: on dit que l'Occident est xénophobe. Non, je dis qu'il est xénophile. On tire ça de l'orientalisme, qu'on peut définir comme ce désir d'Orient, présenté comme un modèle presque érotique.»
Ghettoïsation?
«Mondialisme et multiculturalisme sont deux phénomènes distincts: le multiculturalisme dans une certaine mesure est une réaction au mondialisme qui uniformise les cultures, tend au métissage universel. C'est l'indifférenciation des races et des cultures. Il fait plutôt la promotion d'une conception écologique des cultures: on veut plutôt préserver les cultures dans des espaces séparés, et c'est ça qui tend à la ghettoïsation. Les cultures sont présentées comme des espèces en voie d'extinction.»
Convergence des luttes?
«On est vraiment dans le syncrétisme idéologique: la gauche d'héritage marxiste perçoit les communautés musulmanes comme un prolétariat, une force révolutionnaire capable de combattre l'occident capitaliste. Quand on conjugue ça à la fascination pour l'Orient, on est doublement favorable à l'émigration musulmane: on voit les musulmans comme des prolétaires et des sauveurs spirituels qui viennent revitaliser la civilisation occidentale qui serait trop matérialiste. Et, là ça nous plonge dans [Soumission de Houellebecq].»
Paradoxe de l'islam contemporain
«C'est un paradoxe. Malgré la violence qu'engendrent certains courants de cette religion, l'islam continue d'interpeller de manière subliminale les populations occidentales, à travers le fantasme de cet Orient chaleureux. (…) Depuis quelques années, on parle beaucoup d'Al-Andalous comme idéal multiculturel. Obama avait prononcé un discours au Caire où il disait qu'il fallait s'inspirer d'Al-Andalous pour faire cohabiter les religions. On baigne encore dans le fantasme. (…) Certains ont affirmé que les grandes idéologies universalistes s'étaient effondrées, l'islam pourrait être la dernière utopie universaliste.»
Appropriation culturelle
«Le concept d'appropriation culturelle s'oppose à ce que des personnes blanches —vous voyez déjà que c'est un concept qui est très racialiste- s'approprient des pratiques qui ne sont pas issues de la culture blanche. Si je n'ai pas une coiffure autochtone, je fais de l'appropriation culturelle. Par exemple, Chanel avait commercialisé un boomerang. Les aborigènes d'Australie s'y étaient opposés. La face cachée de ce concept, c'est finalement de refuser les contacts entre les cultures. On présente ça comme très progressiste, mais on est dans une logique d'extrême-droite: on empêche que des cultures communiquent. On est dans une logique totalement réactionnaire, qui nous replonge dans les théories racialistes héritées du XIXe siècle.»
Un ensauvagement?
«Le multiculturalisme brise la logique du contrat social: les citoyens s'entendent sur un certain nombre de principes. Le multiculturalisme brise le contrat social et nous replonge dans un état d'ensauvagement où c'est la guerre de toutes les communautés contre toutes les communautés. À force d'insister sur les différences, on créée évidemment des situations de tension.»
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