Jean-Christophe Rufin : « Debray s'invente des ennemis »

Mis en cause par Régis Debray, l'écrivain revient sur le rapport qu'il a rédigé en 2003

Proche-Orient - le chaos à l'horizon

Mis en cause par Régis Debray, l'écrivain revient sur le rapport qu'il a rédigé en 2003.
Dans la lettre qu'il adresse [« à un ami israélien », Régis Debray me cit->27953]e et entend me faire jouer un rôle nécessaire à sa démonstration mais, hélas, totalement contraire à la réalité.
Je n'aurais pas pris la peine de le contredire si cette erreur, au-delà de ma personne, n'était pas révélatrice d'une méthode : celle qui consiste à choisir - soigneusement - de prétendus ennemis pour mieux donner à son propos valeur de résistance et prêter à son auteur une audace qui ne manquera pas d'en faire bientôt une victime, voire un héros.
Examinons le procédé : Debray affirme que,« dans un rapport au ministre de l'Intérieur », j'aurais préconisé« de criminaliser l'antisionisme ». Il énumère ensuite une série d'hypothèses, toutes désobligeantes à mon égard, pour tenter de cerner l'origine d'un tel acharnement répressif. Puis, laissant le diagnostic en suspens, il se livre à un bilan des dégâts. Par mon « simplisme médiatique »(parlons-en !...) j' « alignerais » (devant le poteau, sans doute) Vidal-Naquet et Ahmadinejad... Notre philosophe monte alors prestement dans la charrette et prend à bon compte la posture de celui qui n'hésite pas à crier la vérité, fût-il en route pour l'échafaud.
Qu'en est-il réellement ? D'abord, la mention d'un « rapport au ministre de l'Intérieur » n'est pas anodine. Dans le subconscient de Debray, le ministre de l'Intérieur est toujours Raymond Marcellin et celui qui lui fait rapport se voit d'emblée affublé d'une réputation peu flatteuse. Vieille ficelle rhétorique de normalien. La formule a un avantage : elle permet d'oublier que le ministre en question était Dominique de Villepin, ami de Debray en son temps, et qui restera dans l'Histoire comme l'homme du discours à l'Onu, salué dans tout le monde arabe. Rappelons de surcroît le contexte : la France venait de connaître les mois précédents une inquiétante série d'agressions antisémites visant des synagogues et des écoles. Le but du « chantier » ouvert par Dominique de Villepin n'était pas de réprimer des opinions, mais de chercher des solutions à un phénomène dramatique et préoccupant pour l'équilibre même de la République.
Imprécation. Mon propos n'était donc pas de confondre Vidal-Naquet avec Ahmadinejad, mais au contraire de tenter de séparer ce qui doit rester l'exercice d'un droit absolu (celui d'exprimer une opinion : soutenir la cause palestinienne, critiquer le gouvernement israélien, lui demander des comptes sur son action militaire, voire théoriser un antisionisme systématique et philosophique) de ce qui est un appel au meurtre (rayer Israël de la carte par la bombe atomique, user de tous les moyens et en tout lieu pour s'en prendre aux juifs, comme le prêchent les islamistes djihadistes).
Comment tracer une limite entre critique et incitation à la haine ? Peut-être est-ce impossible, mais il n'est pas inutile de s'être au moins posé la question, surtout lorsqu'on est invité à« penser du côté du pouvoir », selon la formule de Raymond Aron, c'est-à-dire non pas seulement à pratiquer l'imprécation et les brillantes pirouettes verbales, mais à tenter de guider des décisions d'Etat.
A l'époque où je menais cette réflexion, la France découvrait un nouveau visage de l'antisémitisme, sous les traits de jeunes de banlieue issus de l'immigration. Mon propos était de ne pas tomber dans un nouveau travers essentialiste et de ne pas accuser ces jeunes en eux-mêmes d'être « naturellement » (et donc irrémédiablement) antisémites. Il me paraissait plus intéressant de tenter d'analyser quelles influences s'exerçaient sur eux qui pouvaient les conduire à de tels actes. Parmi ces influences, il me semblait que le raccourci intellectuel qui compare Israël au nazisme, ses dirigeants à Hitler et les camps palestiniens à Auschwitz est extrêmement dangereux. Aucun adversaire respectable du sionisme ne pratiquerait sans nuances de tels amalgames et il me semble que c'est là que se situe la frontière entre opinion et crime. De tels slogans sont bel et bien à mes yeux des incitations à la haine et au meurtre. L'Europe étant ce qu'elle est, avec son Histoire et ses traumatismes, il est impossible d'évoquer le nazisme sans libérer toutes les violences : devant Hitler, plus rien n'est interdit, aucune arme, aucune méthode, aucune cible.
L'assimilation d'Israël au nazisme me paraît être l'autre face du négationnisme, un insupportable retournement de l'Histoire qui légitime tous les excès. Ce n'est pas, je le sais, l'opinion que défend Debray. Sur ce point, je pense même que nous serons d'accord. Le différend porte donc sur les méthodes pour empêcher de tels excès. La première arme consiste à nommer le mal, pour le rendre visible et permettre de mesurer le danger. A cet égard, mon rapport, qui a suscité le débat et la critique, a sans doute aussi contribué à une certaine clarification. J'observe en tout cas que, depuis lors, ceux qui expriment des opinions critiques sur Israël (et ils en ont, répétons-le, le droit absolu) prennent bien soin de s'exonérer de tout antisémitisme. Dans la perspective d'un apaisement des esprits ici en France, ce distinguo n'est pas inutile.
Fallait-il aller plus loin ? A l'époque, dans la logique de mon raisonnement, je me suis interrogé sur la possibilité de faire sanctionner par la loi cette forme particulière d'incitation à la haine. Ce n'était donc pas, on le comprend, pour « criminaliser l'antisionisme » mais, au contraire, pour le différencier des formes extrêmes qui le discréditent.
Depuis lors, le bilan critique des lois mémorielles, mené en particulier par Pierre Nora, m'inciterait à ne plus demander l'extension de leur champ. En d'autres termes, je n'ai pas la solution.
Mais ce n'est pas pour autant que le problème a disparu. Je tiens à la disposition de Régis Debray des ouvrages qui se vendent à peine sous le manteau dans de nombreux pays où je séjourne et qui s'intitulent, entre autres, « Israël, le quatrième Reich »... Serait-il d'accord pour qu'ils soient en piles dans les supermarchés, à côté de son dernier livre ?

Squared

Jean-Christophe Rufin3 articles

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Jean-Christophe Rufin, médecin, écrivain et diplomate. Né en 1952, il a été l'un des pionniers de Médecins sans frontières. De 2007 à 2010, Jean-Christophe Rufin a été ambassadeur de France au Sénégal et en Gambie. Membre de l'Académie française depuis 2008, il est l'auteur de nombreux romans dont "Rouge Brésil" (Gallimard, 2001), qui lui a valu le prix Goncourt, et "Katiba" (Flammarion, 392 p., 20 €).





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