Le titre du livre de Pierre de Meuse « Idées et Doctrines de la Contre-révolution[1] » pourrait induire en erreur. Il ne s’agit pas en effet d’un énième essai à vocation apologétique, ni a contrario d’une thèse universitaire forcément critique, compte tenu de l’emprise du politiquement correct sur le monde de la recherche.
L’auteur nous présente en effet, avec une grande érudition, l’œuvre des principaux penseurs de la contre-révolution-de Burke à Dominique Venner[2] – mais dans une perspective résolument contemporaine. Car pour lui « à l’heure où le questionnement sur l’avenir se fait de plus en plus angoissé et insistant, la vision du monde de ces réfractaires est un jalon, une ligne de pitons sur la falaise pour chercher des chemins de salut [3]».
C’est ce qui fait le grand intérêt de son essai.
Qu’est-ce qu’un contre-révolutionnaire ?
Mais qu’est-ce qu’un contre-révolutionnaire justement ?
Pour Pierre de Meuse, se rattache à la contre-révolution tout auteur qui « déplorant les errements de la modernité et en faisant la critique, attend ou même recommande une action visant à restaurer les mécanismes sociaux sur la base de la tradition [4]».
La contre-révolution oppose ainsi la notion de tradition à celle de modernité. Elle oppose en effet à l’utopie sanglante de la table-rase et à l’individualisme fanatique, le respect de la nature humaine, le respect des traditions, des valeurs et des identités, intelligence collective accumulée, sans lesquelles aucune société ne saurait survivre.
Une telle définition conduit donc à affirmer que la pensée contre-révolutionnaire non seulement existe encore de nos jours – puisque les principes des révolutions du 18e siècle façonnent le monde dans lequel nous vivons[5] – mais qu’elle offre aussi une grille de lecture critique tout à fait pertinente de notre « modernité ».
Une critique radicale de la modernité
Pierre de Meuse réussit en effet à nous rendre contemporains les penseurs de la contre-révolution.
L’individualisme ? Il ne permet de penser ni l’homme ni la société : l’homme n’est pas un animal sociable comme on le croyait au 18e siècle – comme s’il pouvait choisir de ne pas vivre en société ! – mais bien social. D’où il découle qu’il ne peut en aucune façon exister de droits imprescriptibles, puisque l’homme ne peut recevoir de droits que de la société. De plus cela implique aussi que ces droits correspondant à une société donnée ne peuvent être originaires ni définitifs.
Cela explique pourquoi de nos jours on invoque les droits de l’homme et le principe de non-discrimination pour parachever la destruction des sociétés européennes. Cela explique pourquoi aussi « une constitution qui est faite pour toutes les nations n’est faite pour aucune » selon la formule d’Herder. Une grosse pierre dans le jardin des cosmopolites !
La question de la sacralité du pouvoir
Rejetant le contractualisme, les contre-révolutionnaires se sont préoccupés de la question du pouvoir et de sa dimension sacrale, que les révolutionnaires n’ont eu de cesse de vouloir détruire en s’attaquant aux traditions et en programmant l’oubli du passé[6].
Reprenant les analyses de Joseph de Maistre et de Pierre Manent, Pierre de Meuse établit un intéressant parallèle entre la peine de mort et la souveraineté : la suppression de la première impliquant le renoncement à la seconde, comme le démontrent les Etats européens contemporains. En effet « comment l’état pourrait-il sans extrême et choquante injustice me demander de risquer ma vie pour le défendre après avoir posé comme un principe constitutionnel que le pire criminel ne risquera jamais sa vie aux mains de l’Etat ?[7]». Une contradiction intrinsèque qui explique l’impuissance des Etats européens modernes face au terrorisme, c’est-à-dire face à ceux qui acceptent de mourir, comme face à la montée de la violence.
L’analyse des liens entre religion et tradition ouvre aussi de fructueuses perspectives.
Pierre de Meuse estime ainsi que le fait notamment que l’Eglise catholique ait renoncé au pouvoir temporel – ce que symbolise l’abandon de la tiare papale à partir de Paul VI – la conduit à prendre des positions politiques en toute irresponsabilité, puisque personne ne peut plus lui répondre d’appliquer ses principes d’abord dans ses Etats. On pensera sur ce plan bien évidemment aux positions de l’Eglise sur la question migratoire.
Nation et contre-révolution
Les contre-révolutionnaires ont aussi achoppé sur la question de la nation, approchée de façon constructiviste et contractualiste par les révolutionnaires, qu’ils ne pouvaient donc que rejeter.
Les révolutionnaires, comme on le voit de nos jours avec l’immigration, ne conçoivent en effet la nation que comme un espace où s’exerce la volonté des individus de faire groupe : la nation ne serait donc qu’un simple acte de volonté individuelle.
Pour les contre-révolutionnaires, la nation correspond au contraire à ce que l’on reçoit, à un héritage que l’on doit faire fructifier et inventorier.
Pierre de Meuse montre ainsi comment la contre-révolution a fini par s’approprier le concept de nation, non sans certaines contradictions, face à l’internationalisme puis au cosmopolitisme de la gauche : notamment lorsque Charles Maurras déplorait « l’épouvantable facteur de désordre » inhérent au principe des nationalités tout en se réclamant … du « nationalisme intégral [8]» !
Contre-révolution, libéralisme et fascisme
Pierre de Meuse poursuit son analyse de la pensée contre-révolutionnaire en démêlant les ambiguïtés nées de sa rencontre ponctuelle avec le libéralisme, la démocratie chrétienne ou le fascisme.
En réalité, le libéralisme – qui consiste à « désencastrer » les activités économiques de toute contrainte sociale ou morale – s’oppose totalement à la pensée contre-révolutionnaire, même si cette dernière rejette l’étatisme. Car le libéralisme « ne met nullement au premier plan la propriété ni le patrimoine mais au contraire l’échange et nie totalement la valeur de la vertu comme facteur social positif [9]».
Et si la démocratie chrétienne a fait sienne les concepts de société organique, de subsidiarité et de bien commun, il n’en reste pas moins que sa seule verticale restera le refus de la contre-révolution.
Quant au fascisme, si ce dernier récuse l’esprit bourgeois et la démocratie bourgeoise, il n’en reste pas moins qu’il a emprunté au marxisme les deux valeurs auxquelles il accorde la primauté : le travail et la guerre. Sans même évoquer sa foi progressiste dans un « homme nouveau » et le fait qu’il remplace la fidélité aux communautés traditionnelles par une religion de l’Etat ou du Peuple (Volk).
L’échec politique de la contre-révolution
La dernière partie de l’étude de Pierre de Meuse aborde la question des voies et moyens de la contre-révolution c’est-à-dire en réalité de son échec politique, sans faux fuyants.
En effet, si les penseurs contre-révolutionnaires ont décrit avec force détails les bienfaits d’un ordre politique traditionnel et de la monarchie comme archétype du pouvoir bienveillant, ils ont été incapables d’expliquer de façon crédible – et plus encore de réaliser – comment restaurer ce mode de gouvernement.
Parce que « la monarchie est arbitrage et conciliation alors que la conquête de l’Etat requiert de l’esprit de parti [10] » ? Parce que les contre-révolutionnaires se sont montrés incapables de jouer le jeu de la guerre civile permanente instaurée par la Révolution ? Parce qu’ils ont toujours été réticents à soulever le peuple ? Parce qu’il est hasardeux de prétendre conquérir le pouvoir pour le remettre ensuite à un tiers ?
Lénine versus Maurras
L’analyse Pierre de Meuse, nous conduit d’ailleurs sur ce plan à établir un intéressant parallèle entre les destins croisés de Maurras et de Lénine, confrontés au même évènement : la sanglante première guerre mondiale. En effet Lénine, le révolutionnaire, a compris le potentiel que représentait cette guerre[11], alors que Maurras, le contre-révolutionnaire, n’a pas su la mettre au service d’une restauration monarchique, au nom de l’union sacrée contre l’Allemagne.
Lénine a gagné pendant que « Maurras assista à la fin de l’Europe traditionnelle, devint pendant 15 ans une icône saluée mais de moins en moins suivie et son mouvement périclita [12]». D’autant que si l’on en croit le professeur Bouthillon, la République ne devint véritablement légitime en France qu’après la victoire de 1919.
Un changement de cycle
Ces échecs répétés – « tous les véhicules de la contre-révolution ont échoué » écrit sobrement Pierre de Meuse – ainsi que le calamiteux exemple espagnol pourraient conduire au pessimisme. La contre-révolution n’aurait-elle donc aucun avenir ?
Néanmoins l’auteur ne cède pas au pessimisme. Il estime qu’il « existe actuellement des signes avant-coureurs d’un changement de cycle[13] » parce que le mouvement de déconstruction sur lequel repose l’utopie révolutionnaire n’a plus rien à déconstruire. Et partant, les conservateurs n’ont plus rien à conserver, sinon des ruines.
Pour cette raison la pensée contre-révolutionnaire reste la plus corrosive et plus radicalement contestatrice de la modernité occidentale.
La tradition ? On ne se borne pas à en hériter : il faut au contraire la conquérir par un dur labeur selon l’expression de T.S. Eliot, en particulier parce que la vraie tradition est critique[14] et parce que l’histoire ne peut revenir à l’identique.
La contre-révolution attend donc ceux qui sauront, sur les ruines de la modernité, renouer les liens de notre civilisation.
Michel Geoffroy
27/10/2019
[1] Pierre de Meuse « Idées et Doctrines de la Contre-révolution », 2019, Dominique Martin Morin éditeur, 23,50€
[2] L’ouvrage comporte un dictionnaire biographique des principaux auteurs contre-révolutionnaires et un tableau chronologique de leurs oeuvres
[3] Pierre de Meuse « Idées et Doctrines de la Contre-révolution », op.cit. page 18
[4] Pierre de Meuse « Idées et Doctrines de la Contre-révolution », op.cit. page 26
[5] En particulier l’idéologie des droits de l’homme et l’individualisme fanatique
[6] En Suède le conseil des programmes scolaires a recommandé de ne commencer l’enseignement de l’histoire qu’à partir de 1700 !
[7] Pierre de Meuse « Idées et Doctrines de la Contre-révolution », op.cit. page 113
[8] Pierre de Meuse « Idées et Doctrines de la Contre-révolution », op.cit. page 233
[9] Pierre de Meuse « Idées et Doctrines de la Contre-révolution », op.cit. page 254
[10] Pierre de Meuse « Idées et Doctrines de la Contre-révolution », op.cit. page 277
[11] On pourra se reporter sur ce plan à l’essai de Bruno Guigue « Faut-il brûler Lénine ? » L’Harmattan 2001
[12] Pierre de Meuse « Idées et Doctrines de la Contre-révolution »,op.cit. page236
[13]Pierre de Meuse « Idées et Doctrines de la Contre-révolution », op.cit. page 311
[14] Pierre de Meuse « Idées et Doctrines de la Contre-révolution »,op.cit. page 47