Dans La Presse du samedi 22 mars ([«L'histoire par les nuls»->12565]), Lysiane Gagnon reprend les arguments lancés par Christian Rioux et Magali Favre dans L'actualité du 1er avril 2008 («Les manuels de l'insignifiance»), où ceux-ci critiquent six des nouveaux manuels d'histoire destinés aux élèves du premier cycle du secondaire en vertu du nouveau programme. Ces deux textes soulèvent des questions fondamentales.
Mais avant d'approfondir l'analyse de ce détournement de l'enseignement de l'histoire, il convient de rappeler le changement de clientèle qui s'est opéré dans les écoles secondaires depuis une quarantaine d'années: on n'enseigne plus de nos jours aux rejetons d'une élite qui se reproduit entre autres par le système d'éducation comme on le faisait au cours classique, mais à une majorité de jeunes qu'il faut former pour le marché du travail et aider à comprendre le monde pour mieux s'y développer. (...)
L'enseignement de l'histoire ne se fait pas en vase clos, à l'écart des changements sociaux: il évolue, et ses perspectives avec lui, avec les transformations sociales, démographiques, économiques et idéologiques que nous connaissons. La sélection et l'organisation des faits par l'historien et par l'enseignant en sont tributaires. Les cours d'histoire au niveau secondaire, aussi bien qu'au niveau collégial, n'ont pas pour objet de former des historiens, mais de fournir aux jeunes des outils intellectuels et des références leur permettant d'intervenir dans le présent de manière réflexive et critique (éduquer à la citoyenneté) et de développer leurs habiletés intellectuelles. Mais ces objectifs ne peuvent être atteints sans alphabétisation historique. Celle-ci doit être faite par les enseignants avec l'aide des manuels et des autres outils pédagogiques dont ils disposent. Or, comme le déplorent justement M. Rioux et Mmes Favre et Gagnon, le programme concocté par le ministère et les manuels élaborés pour s'y conformer ne permettent pas de faire cette indispensable alphabétisation.
Lacune inexcusable
Cette lacune inexcusable repose sur deux biais qui ont présidé à sa mise en place et à leur réalisation: la conception socioconstructiviste de l'éducation et l'instrumentalisation de l'histoire.
L'approche socioconstructiviste, qu'on implante actuellement dans les écoles secondaires, présume que l'élève peut construire des savoirs et développer des compétences dites transversales à partir d'un bagage cognitif qui, le plus souvent, confine au néant. Quoiqu'en disent hypocritement les adorateurs de la compétence, c'est l'enseignement sans contenu. C'est, comme l'écrivait la jeune Jeanne Pilote, l'interrogation qui tourne à vide. Mais les enseignants et les intellectuels qui voudraient contrer cette éviscération ont du pain sur la planche: en effet, la secte qui contrôle les facultés d'éducation des universités québécoises et le ministère de l'Éducation se voit en effet comme une avant-garde persécutée et diffamée, et elle estime que ses contempteurs sont des obscurantistes. Chaque nouvelle attaque dont elle est l'objet la renforce dans sa conviction de détenir la vérité et d'avoir raison contre les réactionnaires, les enseignants aux habitus sclérosés et les mécréants.
Par ailleurs, Christian Rioux et Magali Favre dénoncent une «vision nombriliste du monde inféodée à l'éducation civique». Mais le problème qu'ils ont débusqué ne réside pas dans le fait que l'on veuille éduquer les jeunes à la citoyenneté, ni même qu'on cherche à les aider «... à comprendre les réalités sociales du présent à la lumière du passé». Il provient de ce que les éditeurs et les auteurs de ces manuels, qui sont moins pédagogues qu'idéologues, ont instrumentalisé l'histoire au nom de leur vision du monde et de ce que doit être le bon citoyen au XXIe siècle: pacifiste, féministe, progressiste, ouvert à l'interculturalité, favorable aux minorités, etc. En fait, ils ont oublié ce que signifie «éduquer» (educare en latin, c'est-à-dire élever, instruire, tirer à soi) et ont transformé les cours d'histoire en sentences de morale où l'objectif n'est pas de former les jeunes, mais de les formater, de leur inculquer la bonne pensée par les exemples tirés du passé.
On n'enseigne donc plus l'histoire pour faire connaître aux jeunes d'où ils viennent, pour les forcer à mettre leurs valeurs à l'épreuve de celles des anciennes civilisations, pour les amener à comprendre le présent à la lumière des faits d'hier: on utilise les «bons» et les «mauvais» exemples du matériau historique pour donner des leçons de morale. L'histoire n'est plus un processus, c'est un catalogue. Elle n'est plus une source de sens, mais une cafétéria. Un événement ne correspond pas à la capucinade voulue? On l'ignore. Des faits contredisent l'image d'Épinal ou l'histoire sordide que l'on veut graver dans l'esprit des élèves? On les triture ou on les dénature. Des personnages historiques ne se sont pas comportés comme on estime qu'ils auraient dû le faire? On les relègue aux oubliettes de l'histoire ou on écrème leur biographie.
D'où les «erreurs et omissions grossières», le simplisme, les anachronismes, les comparaisons boiteuses, les parallèles ahurissants qu'ont relevés Christian Rioux et Magali Favre. Les socratiques et les humanistes de la Renaissance, qui ont beaucoup réfléchi à la citoyenneté et aux vertus civiques, se retourneraient dans leurs tombes. (...)
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Marc Simard
Marc Simard est historien, auteur de manuels scolaires et professeur d'histoire au collège François-Xavier-Garneau.
Histoire: un enseignement biaisé
Coalition pour l’histoire
Marc Simard19 articles
L'auteur enseigne l'histoire au Collège François-Xavier-Garneau.
Auteur de "Les éteignoirs - Essai sur le nonisme et l'anticapitalisme au Québec", publié aux Éditions Voix Parallèles
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