Un nouveau gazoduc

Gazoduq et la politique des autres

Le combat contre la stratégie énergétique du Canada s'annonce rude

5fb9b8baab8c4284fc06209a63a4db47

Chronique de Robert Laplante

Le Canada est un état pétrolier. Son modèle de développement économique est essentiellement extractiviste. Qu’il s’agisse d’énergies fossiles ou de minerais, son économie repose sur une exploitation de la matière brute destinée à l’exportation, une matière qu’il laisse exploiter, pour la plus grande part, par le grand capital multinational, se contentant des retombées économiques, pour ce qui est de l’emploi, et des occasions de financement qu’y trouvent les banques. Le reste est affaire de politique ou plutôt de renoncement à construire sur d’autres bases. La politique ou plutôt ce qu’il en reste s’épuise dans les efforts pour arracher les consentements, faire financer par les fonds publics les infrastructures requises et se servir des retombées fiscales pour financer des programmes dont l’existence est chaque fois davantage dépendante des entrées produites par la rente d’extraction.


Le modèle tient dans un cadre qui n’est pas celui du développement régional ni même celui du renforcement de l’économie des provinces. Il tient essentiellement sur la capacité de rendre accessibles les territoires où se trouvent les ressources à extraire. Tout l’enjeu de la configuration institutionnelle de ce modèle tient dans la façon dont il peut résoudre la question de la distribution géographique des ressources stratégiques. La localisation de ces ressources ne dépend pas des frontières politiques et administratives. Elle ne dépend pas des décisions de l’État. C’est un fait de nature. Un fait qui est cependant conditionné en partie par la superposition sur les territoires stratégiques de structures politiques et de populations. Le découpage du territoire peut ainsi devenir source de contradiction lorsque le statut et la valeur d’une ressource changent au fil du temps. Dans le cas canadien, cette superposition détermine la dynamique des relations entre l’État central et les provinces et elle a évolué dans une direction qui complique son modèle extractiviste.


Pour sa plus grande turpitude, le Canada est aujourd’hui mal configuré. Au dix-neuvième siècle, au moment où s’est élaboré son cadre constitutionnel, le partage des compétences a été fait selon des clivages qui, en fin de vingtième et au début du vingt-et-unième siècle, retourne en quelque sorte contre lui-même le modèle d’exploitation des ressources naturelles qui lui a donné naissance. Dominé par une grande bourgeoisie et des banques qui tiraient leur prospérité de leurs réseaux commerciaux dans l’Empire britannique et à Londres, surtout, le Canada des « Pères de la Confédération » ne s’inquiète guère de laisser aux provinces le contrôle sur les ressources naturelles et leur exploitation : c’est du commerce de ces mêmes ressources que son élite d’affaires veut s’enrichir et de lui qu’elle prévoit tirer sa prospérité.


Le modèle tiendra pendant une bonne centaine d’années, soutenu par le financement des infrastructures ferroviaires et portuaires sous l’impulsion (et avec la corruption utile au régime) de la National Policy. Le commerce interprovincial, le contrôle des chemins de fer et l’autorité sur les ports et le trafic maritime en assureront la stabilité et en garantiront le contrôle par Ottawa et la grande bourgeoisie qui s’y trouve à l’aise à brasser des affaires avec le Commonwealth et à se construire à Montréal d’abord et bientôt à Toronto un centre financier voué à développer, d’une part, les interfaces avec les fonctions de courtage essentielles au financement de la production et de son négoce et, d’autre part, à entretenir les réseaux d’influence nécessaires pour garder les politiques commerciales en phase avec le développement des affaires.


La National Policy sera l’instrument d’intégration de l’espace économique canadien. Avec le chemin de fer et sa mise en lien avec les côtes, en particulier avec l’Atlantique et ses ports. L’exportation des céréales de l’Ouest et progressivement des minerais dégagera des revenus substantiels avec lesquels l’État canadien financera les infrastructures. Le grand œuvre de John A. Macdonald aura également l’ambition de favoriser l’industrialisation du dominion, ce qui se fera le long du canal Lachine d’abord et pour un temps, jusqu’à ce que l’ouverture de la voie maritime déplace vers l’Ontario le centre de gravité du système industriel émergent.


La crise pétrolière du milieu des années 70 et les transformations de l’économie américaine vont saper les bases de ce modèle. La Politique nationale de l’énergie va tenter de le faire muter pour le maintenir en phase avec la nouvelle donne provoquée par la montée en puissance des États pétroliers. Parmi ses ambitions : l’exploitation des sables bitumineux et la mainmise d’Ottawa sur ce qui jusque-là reste encore sous le contrôle des provinces. L’Alberta en nourrira une rancune éternelle. Ottawa avec la création de Petro-Canada et le déploiement d’une vaste gamme de politiques de soutien à l’industrie pétrolière va injecter des sommes faramineuses dans une gigantesque aventure technologique visant à rendre techniquement possible, à grande échelle, et rentable l’exploitation de ces gisements depuis longtemps connus, mais au potentiel mal évalué et surtout, peu exploitables en raison de limitations technologiques majeures.


Cette grande aventure va donc se dérouler dans les lointains territoires du nord. Et elle sera fructueuse : le Canada se découvre un gigantesque potentiel exploitable. La distorsion entre le territoire et le découpage des compétences Ottawa/provinces va s’accroître. Mais Ottawa gagne. Il gagne parce qu’il y met des montagnes d’argent. Il gagne aussi en partie parce que les retombées de l’industrie dopée par tout ce pactole et par les succès technologiques qui s’accélèrent ont un impact spectaculaire sur l’Alberta certes, mais surtout sur l’appréciation du dollar canadien. Le centre de gravité économique commence à basculer vers l’Ouest. Les tensions ne disparaissent pas, mais s’endurent là-bas plus facilement.


Elles s’endurent tant que les prix du pétrole demeurent élevés. Elles deviennent plus souffrantes quand ces derniers s’écrasent et que l’augmentation de la production et des capacités productives ne peuvent suffire à compenser la baisse des revenus commerciaux et des rendements financiers. La contrainte majeure qui pèse sur l’eldorado pétrolier devient une évidence intolérable. La prospérité est compromise par le territoire, par la géographie. Le pétrole est enclavé. Le redressement, l’accroissement de la production et le meilleur positionnement de marché sont captifs d’une contrainte matérielle que le partage des compétences va exacerber. Il faut sortir le pétrole par tous les moyens. Il faut le faire en reconfigurant complètement les systèmes de transport des marchandises.


Il faut un complexe de transport intégré pour acheminer le maximum de pétrole possible à l’extérieur du continent. Les Américains sont parvenus à extraire le pétrole et le gaz de schiste grâce à la percée technologique majeure : la fracturation. Ils sont devenus des exportateurs. Pis, ils peuvent tirer avantage du pétrole canadien enclavé grâce aux dispositions de l’ALÉNA et à leur infrastructure de raffinage. Le pétrole canadien se vend mal et, surtout, il se vend moins cher parce qu’il atteint trop faiblement et péniblement les marchés porteurs. Ce complexe intégré de transport va se construire dans une véritable frénésie. Le trafic ferroviaire connait une croissance spectaculaire. Mais il ne suffit pas et ne pourra suffire à traiter les volumes requis pour rentabiliser les gigantesques investissements réalisés en Alberta et sur ses pourtours tout en satisfaisant les appétits des voraces manieurs d’argent. Il faut des pipelines. Ce sont des pièces essentielles à l’érection d’un réseau intégré de transport, une infrastructure nécessaire à la structuration de l’espace économique du Canada pétrolier.


Energie Est, Trans Mountain et bientôt Gazoduq apparaissent comme des infrastructures stratégiques. Ce sont des équipements névralgiques pour le maintien et le fonctionnement du modèle de développement économique que s’est donné le Canada depuis la crise pétrolière des années 1970. Mais le modèle extractiviste est déterminé par le territoire et non par les compétences constitutionnelles imaginées il y a plus de cent cinquante ans. L’intérêt national du Canada dicte désormais une révision que la réforme constitutionnelle de Trudeau père a rendue impossible. Ottawa doit composer avec les provinces. Et les provinces, elles, sont en concurrence entre elles pour l’appropriation des plus grandes parts de la rente pétrolière.


Voilà plus d’une dizaine d’années que les tensions s’intensifient. Trudeau fils est incapable de briser le corset que son père a confectionné. Même s’il engage des milliards pour nationaliser le pipeline Trans Mountain, il ne parvient pas à briser les résistances ou, si l’on préfère, à poser les termes d’un « deal » qui ferait l’affaire des provinces. Il ne parvient surtout pas à le faire avec une approche qui permettrait à ces dernières de composer avec une opposition vive où se mélangent aussi bien la résistance des Premières Nations que le chauvinisme provincial ou encore le refus des électeurs aux sympathies environnementalistes.


Les Canadians, pour leur part, sont partagés entre leur attachement au gouvernement fédéral qu’ils considèrent comme leur gouvernement national et les réalités de la politique provinciale. Mais pendant que se poursuit la valse-hésitation, les choses continuent de se détériorer. Les conservateurs ont décidé d’en finir avec l’ambivalence. Ils foncent dans une stratégie d’implantation du complexe de transport pétrolier. Jason Kenney et Andrew Sheer, avec le soutien actif de Doug Ford, sont engagés dans les grandes manœuvres. Ils ont le soutien des banquiers de Toronto. Ils ont l’appui des grands médias pour qui le spectacle du voyage en Inde du Grand Guignol a eu l’effet d’un lendemain de brosse.


La mise en œuvre de ce complexe intégré a déjà comme effet d’accentuer et d’accélérer les tendances à une gouvernance consacrant de plus en plus le passage à un régime unitaire pour le Canada pétrolier. Les Canadians sont disposés à s’en accommoder d’autant plus aisément que les promesses de prospérité d’une grande politique du pétrole leur semblent à portée de main. Ils sont disposés à y croire d’autant plus férocement que le voisin américain n’hésite plus à saper les acquis d’une structure industrielle succursalisée. Le sort de l’industrie automobile ontarienne leur donne un signal non équivoque.


Un gouvernement conservateur fort et décidé à imposer d’autorité les tracés des pipelines va rapidement prendre les allures d’un gouvernement de salut national. Il le fera en usant de tous les moyens pour servir ce que sa constitution appelle « l’intérêt général du Canada » : tribunaux, chantage à la péréquation, intimidation, propagande et guerre psychologique, stratégie de dénigrement. Rien ne nous sera épargné. Il faudra se tenir droit, se montrer fort. Et se souder à notre intérêt national. Le pipeline est à la fois symbole et instrument de vassalisation.


Le Québec ne peut rien gagner dans cette partie qui se joue dans une majorité qu’il ne peut en aucune manière infléchir par le système électoral. Un gouvernement majoritaire peut être formé à Ottawa sans même un seul député en provenance de la belle province. La carte électorale canadienne a consacré notre minorisation définitive. Toute relance réussie de l’industrie pétrolière ne peut que le déstabiliser et détruire les bases de son économie. Les hausses de prix du pétrole dopent le dollar canadien.


Pour une économie comme celle du Québec dont la prospérité dépend des exportations, le dollar fort signifie difficulté concurrentielle. Dans la courte période où ce dollar a flambé, ce sont des dizaines de milliers d’emplois qui ont été perdus et des centaines d’entreprises qui ont sombré. Le pétrole canadien nous appauvrit. Il nous empoisonne aussi, comme il empoisonne le reste de la planète. Et surtout, il anéantit tous les efforts que nous parvenons à déployer pour réduire notre bilan carbone et pour mener la lutte aux changements climatiques. Plus le complexe de transport sera performant, plus rapidement le Canada détruira nos résultats. Les intérêts sont contradictoires et nos modèles de développement incompatibles.


Le Québec n’a aucune raison de souscrire au modèle extractiviste du Canada. De fait, nous disposons de l’un des plus beaux portefeuilles d’énergies renouvelables de la planète. Le Québec est, de ce fait, l’un des endroits les mieux placés et les mieux dotés pour s’affranchir de la dépendance aux énergies fossiles. Déjà près de la moitié de l’énergie que nous consommons est d’origine renouvelable (hydroélectricité et biomasse). Nous disposons de l’un des plus grands gisements éoliens du monde. Notre potentiel solaire est à peine considéré et celui de la géothermie pas même envisagé. Nous possédons des compétences remarquables dans plusieurs des domaines clés de technologies de substitution en plus de posséder les principaux minerais stratégiques essentiels au déploiement de ces technologies. Il suffit d’évoquer les percées des chercheurs d’Hydro-Québec dans le domaine des technologies des batteries, des percées technologiques dans la transformation du lithium, etc. La liste des exemples pourrait être longue.


De fait, notre potentiel est exceptionnel. Il nous manque l’audacieuse politique de transition écologique de l’économie qui pourrait nous propulser à l’avant-scène du monde. Mais elle deviendra impossible si nous nous laissons encastrer dans la politique énergétique et le modèle extractiviste du Canada. Et c’est ce que fera le projet Gazoduq, il poussera d’un cran ce que le chemin de fer fait déjà, il ouvrira la voie pour Énergie Est que Sheer a déjà promis. Notre territoire sera pris de force dans les mailles de la politique canadian ; notre économie aspirée dans une spirale mortifère pour l’environnement et pour notre prospérité.


Il faut ajouter le paragraphe suivant : Le fédéralisme pétrolifère va chercher à se construire sur un axe de transport est-ouest que Sheer a déjà souhaité voir prendre la forme d’un corridor énergétique dans lequel lignes électriques et pipelines circuleraient pour unifier les provinces dans un même espace économique. Pour le Québec, un tel corridor pourrait signifier une éventuelle mainmise (règlementaire et juridique) sur Hydro-Québec pour l’amener à acheminer son énergie vers l’Ontario en difficulté, le tout au nom de la régulation du commerce interprovincial. Il signifierait également l’instrumentalisation de son territoire pour servir des finalités contraires à son intérêt et l’imposition d’une prise de risque environnemental parfaitement injustifiable du point de vue de ses besoins et aspirations.


Consentir à Gazoduq, c’est faire la politique des autres. C’est mettre notre territoire et nos ressources au service d’une logique qui est toxique à tous égards. C’est poser un geste contraire à notre intérêt national en choisissant délibérément la dépendance, le renoncement à contrôler les leviers de développement. Les retombées qu’on promet – si jamais elles se réalisent – ne compenseront jamais l’anéantissement de notre potentiel. L’imbrication dans le complexe pipeline–ferroviaire–portuaire rendra notre économie vulnérable aux effets de cette logique et les dégâts que nous en subirons seront inversement proportionnels au succès et à la prospérité qu’en tirera le Canada.


Le modèle extractiviste canadian est condamné par la science que nous avons de la crise climatique en cours. Ce pétrole sale ne devrait pas sortir de terre, les multiples analyses du GIEC et de nombreux chercheurs l’ont démontré de manière quasi irréfutable. Et nous accepterions de laisser une tranchée mortifère balafrer la forêt boréale ? Et nous fragiliserions encore davantage sa biodiversité ? Et nous laisserions voguer sur le fjord des bâtiments qui en cas de naufrage en abîmeraient à tout jamais non seulement la beauté, mais aussi les fonctions écologiques essentielles ? Et nous laisserions des ports et une usine faire des échancrures sur ses rives pour laisser le Canada se moquer de la crise climatique et nous faire complices de sa démission avec la promesse d’emplois de subalternes et de pollueurs à gages ? Nous laisserions faire ce saccage plutôt que de porter notre propre modèle ?


Il faut se garder du messianisme qu’essaient de nous proposer les promoteurs : le gaz naturel n’est pas une énergie de transition et son commerce ne servira pas à améliorer le sort de la planète. Il est illusoire, absurde et désolant de s’imaginer qu’en saccageant notre territoire nous allons participer à une œuvre constructive. La responsabilité que nous avons à assumer collectivement pour contribuer à la lutte aux changements climatiques, c’est celle de ne pas se faire complice de ce qui aggravera la situation. En plus, évidemment, de faire ce que nos moyens nous permettent de faire pour apporter des solutions durables et viables pour les humains comme pour l’environnement.


Toute l’énergie et les ressources qu’il faudra consacrer à cette bataille sont autant de moyens que nous ne mettons pas au service de notre propre modèle. Pis encore, nos impôts servent d’ores et déjà à financer cette course folle que le Canada s’entête à mener. Pendant que nous réclamons des procédures d’examen et d’évaluation, des milliards de nos impôts servent à payer le Trans Mountain et à financer les subventions qui pleuvent à coups de centaines de millions pour permettre à cette industrie de saper encore plus vite les bases de notre prospérité.


Il faut convaincre le gouvernement du Québec de dire non à ce projet. Il faut mobiliser les citoyens de tout le Québec pour refuser certes, mais surtout pour exiger que nos efforts soient plus constructifs que défensifs. Avec les moyens qui sont et seront engloutis dans le traitement du projet Gazoduq nous pourrions faire quantité de projets qui miseraient sur les énergies renouvelables et donneraient au Québec en général et à la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean, en particulier, une structure économique du vingt et unième siècle au lieu de l’enferrer dans la dépendance. Nous ne sommes pas un peuple de concierges.


Featured cfda6886922167b278b238baf6037d5a

Robert Laplante173 articles

  • 168 056

Robert Laplante est un sociologue et un journaliste québécois. Il est le directeur de la revue nationaliste [L'Action nationale->http://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Action_nationale]. Il dirige aussi l'Institut de recherche en économie contemporaine.

Patriote de l'année 2008 - [Allocution de Robert Laplante->http://www.action-nationale.qc.ca/index.php?option=com_content&task=view&id=752&Itemid=182]