Être réalisateur aujourd'hui

Créer, aujourd'hui au Québec, relève de l'exploit

Tribune libre 2008

Je m'voyais déjà en haut de l'affiche...

Le cœur léger et le bagage mince

J'étais certain de conquérir les spectateurs

Mais voilà, il me fallait un producteur

Avant de devenir un réalisateur.
***
Les artistes ont beaucoup fait parler d'eux dernièrement. Ils sont
descendus dans la rue, ont organisé des spectacles et écrit des lettres
ouvertes. Non par narcissisme, mais pour pouvoir continuer leur métier qui
est de faire rêver leurs congénères. M. Harper et son gouvernement n’aiment
pas les artistes, ils l'ont prouvé en sabrant dans les programmes d'aide
aux artistes et en préférant augmenter leur budget pour la guerre en
Afghanistan. Devant cette tôlée générale, les réactions du public ont été
variées : d'un côté ceux qui pensent que les artistes œuvrent pour leur
pays et (même) pour l'humanité et, de l’autre ceux, qui hurlent au scandale
devant ces énergumènes en paillettes et smoking qui se plaignent le ventre
plein, une coupe de champagne à la main et un petit canapé au caviar dans
l'autre.
La vie d’un artiste aujourd’hui, au Québec, est loin des tapis rouges et
des feux. Elle se passe en grande partie dans les cuisines. Que vous le
croyez ou pas, les artistes sont pauvres. Les chiffres seront certainement
plus convaincants que les mots. Les chiffres et les faits.
Francis van den Heuvel et moi travaillons depuis quatre ans sur un projet
documentaire intitulé au début Mensonges d’État et aujourd’hui An American
Story
(Une histoire américaine). Francis en qualité de réalisateur, moi en
tant que scénariste, intervieweuse et assistante-réalisatrice. Quatre
longues années pour un projet (toujours) d’actualité passionnant, qui a su
interpeler et intéresser de nombreuses personnes et personnalités, mais pas
le producteur.
Créer au Québec est la chose la plus difficile. Je parle bien sûr de
création artistique car si vous décidez de fonder une compagnie de
recyclage, il y a de fortes chances que vous trouviez rapidement des fonds
et un soutien médiatique. Vous êtes à la mode, le prix Nobel de la paix a
bien été octroyé à Al Gore, en 2007. Je n’ai rien contre quiconque
travaille pour protéger l’environnement mais, en tant que personnalité
politique (vice-président de 1993 à 2001, il s’est présenté aux élections
présidentielles de 2000 contre Bush), AL Gore devrait consacrer son énergie
à d’autres causes. L’hégémonie machiavélique de l’Occident, par exemple.
Créer, aujourd'hui au Québec, relève de l'exploit. Vous me direz que la
vie d'artiste est difficile partout. Et vous aurez raison. Mais c'est
encore plus vrai ici qu'ailleurs. Nous ne sommes qu'une poignée de
francophones perdus dans les Amériques... Mais ce qui est pire, c'est le
mépris dont nous faisons l’objet. Je ne parle pas du gouvernement Harper
(assez d'encre a coulé à ce sujet), je parle des personnes avec lesquelles
nous traitons directement : nos producteurs. Certes, il y en a d'honnêtes,
de respectueux, de talentueux, qui aiment le cinéma et ceux sans lesquels
il n’y aurait pas de films, vos humbles serviteurs réalisateurs et
réalisatrices. Mais ils y a les autres (trop nombreux). Ces hommes
d'affaires qui, faute de mieux, ont opté pour le cinéma. Pour eux, c’est
facile et ça rapporte. Ils se contentent de gérer (plus ou moins bien) les
fonds publics et ils ont l’illusion du pouvoir.
Mais revenons aux faits. Un jour, le réalisateur (dans le cas qui nous
intéresse, Francis van den Heuvel) a une idée. De cette idée, il veut faire
un film. Francis a vingt-cinq ans d'expérience comme monteur et des
ambitions. Nombre de monteurs ont sauté le pas avant lui… Alain Resnais,
Jacques Doillon, et bien d’autres. Mais pour faire un film, il faut un
producteur. Il faut donc, avant toute chose, le persuader que votre idée
est bonne. Le producteur, vous explique que cela va être très difficile
mais qu'il pourra vous aider si vous changez cela et ceci. Il faut écrire
des textes que le producteur approuvera puis soumettra à un télédiffuseur
afin d'obtenir une licence. Avec la licence, il ira chez Téléfilm et chez
d'autres institutions. Il vous fait comprendre que vous lui devez la vie de
votre projet (et la vôtre) et une reconnaissance éternelle. Lui seul sait
comment votre projet peut « passer ». Depuis vingt-quatre ans qu'il
travaille dans le milieu, il a son carnet d'adresses. Bref, il est dans le
secret des Dieux. Cela prend des mois, un an ou plus.
Et pendant ce temps-là, pas de salaire pour notre réalisateur. Un jour la
bonne nouvelle arrive : ILS ont accepté, mais il faudrait que vous changiez
quelques petites choses, rassurez-vous trois fois rien, juste question de «
passer » (pour de bon)… Encore quelques semaines (ou mois) d’attente. Cette
fois, ça y est. Votre projet sera financé. Vous osez parler salaire,
contrat. Le producteur vous octroie royalement 37 000 dollars comme cachet
de réalisateur. Payable par tranches, quand il aura reçu les fonds. Si
votre producteur fait partie de ceux qui aiment leur métier et les gens
avec lesquels il travaille (il y en a), cette attente ne sera pas trop
pénible. Mais Francis van den Heuvel n'a pas eu cette chance. Son
producteur a bien d’autres soucis en tête. Francis, le chanceux, gagnent un
salaire de 37 000 dollars pour quatre ans (dont 15 000 dollars lui sont
encore dus), comment ose-t-il se plaindre? Pire encore, il semble heureux
et inépuisable. Notre producteur va lui montrer qui est le boss, et met
tout en œuvre pour saper le moral de son réalisateur ingrat.
Notre producteur, appelons-le Bingo, ne voit pas d'un très bon œil les
tentatives de Francis de comprendre ce qui se passe. Pourquoi ne reçoit-il
pas de chèque alors que le télédiffuseur a accepté le montage final?
Pourquoi Bingo refuse-t-il de lui montrer le budget? Pourquoi Bingo
refuse-t-il (sabote-t-il) une coproduction avec l'étranger et les 60 000 $
que cela rapporterait au film? Pourquoi... Le réalisateur s'entête, demande
des comptes, après tout c'est son film. Bingo voit rouge devant tant
d'impertinence. Il utilise sa dernière cartouche : retarder la
postproduction du film et par conséquent sa sortie. Plutôt suicidaire pour
un producteur. Il prétend qu'il n'y a plus d'argent mais refuse toujours de
montrer le budget. Une mise en demeure de payer son cachet au réalisateur,
adressée par les avocats de l'ARRQ, n'a pour effet que de redoubler sa
rage. Impulsif, il oublie qu’on répond par écrit à un avocat. Il décroche
son téléphone, appelle l'avocat et se contente de dire : « Il n'y a plus
d'argent ». Bingo n'est pas à une bourde près. Depuis vingt-quatre ans, il
profite de la loi de l'omertà, de son statut de producteur et d'une quasi
protection divine.
Il faut comprendre Bingo, vingt-quatre ans de bien-être social de luxe, ça
ne se laisse pas tomber comme ça.
Claude Jacqueline Herdhuin

Scénariste, assistante-réalisatrice, auteure
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --


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2 commentaires

  • Claude Jacqueline Herdhuin Répondre

    8 octobre 2016

    Huit ans plus tard, que je regrette d'avoir écrit cet article. Que j'étais naïve ou stupide.

  • Archives de Vigile Répondre

    2 juillet 2009

    Un film devrait être fait sur les magouilles du merveilleux monde du cinéma, dans cette perpective scénariste/réalisateur VS producteur. Déjà le petit récit de cette histoire possède déjà tout les ingrédients d'un thriller psycho socio-politique sur toile de fond de gaspillage de fond public. Le protagoniste, l'antagoniste et les adjuvants. Les ressorts dramatique, climax, anti-climax...il ne manque qu'une résolution autrement il s'agirait d'une fin "lâche" comme on dit dans le jargon. Peut-être un deus ex machina descendra t-il du ciel bientôt ? Pourquoi ne pas appeler l'émission J.E. ou Enquête...oui Alain Gravel réussirait sûrement à mettre un peu de lumière. Woody Allen n'avait-il pas fait un film où il incarnait un réalisateur devenu soudainement aveugle ? Dans ce cas ci, il semble c'est le producteur qui aurait ce premier rôle...