Une petite unité consacrée au renseignement médical au sein de l’armée canadienne avait soumis dès le début du mois de janvier des rapports détaillés et des analyses de l’éclosion à Wuhan de ce qu’on connaît aujourd’hui comme la COVID-19, a appris la CBC.
Cette unité, qui relève du Commandement du renseignement des Forces canadiennes (COMRENSFC), a pour mandat d’assurer un suivi des tendances en matière de santé à travers le monde et des éclosions de maladies contagieuses afin d’en déterminer l’effet potentiel sur les opérations militaires canadiennes. Elle est composée de scientifiques et mise notamment sur les informations récoltées par le réseau de renseignement Five Eyes, au sein duquel collaborent des agences canadiennes, australiennes, néo-zélandaises, britanniques et américaines.
À travers Five Eyes, elle a pu avoir accès à des informations confidentielles récoltées par d’autres agences, dont celle du renseignement américain qui, selon des sources de la chaîne ABC, avait prévenu l’administration Trump des risques de l’éclosion d’une pandémie dès le mois de novembre. Selon le rapport américain, le gouvernement chinois dissimulait une épidémie déjà hors de contrôle.
Un porte-parole du COMRENSFC, le lieutenant Hrayr Karageozia, a indiqué ne pas être autorisé à révéler si cette information figurait aussi dans des rapports soumis au renseignement canadien, mais a confirmé que l’unité de renseignement médical travaille directement avec ses organisations homologues
, dont celles des États-Unis.
Cette réponse pousse un expert consulté par la CBC à croire que le COMRENSFC avait accès aux informations américaines. Il estime aussi que les rapports de l’unité de renseignement médical ont dû être transmis au chef d’état-major de la Défense, Jonathan Vance, et ont peut-être abouti sur le bureau d’Harjit Sajjan, le ministre de la Défense nationale. Il semble toutefois qu’ils n’aient pas été partagés avec le reste de l’appareil gouvernemental ou qu'ils n'aient pas été pris au sérieux.
L’information a-t-elle été transmise en haut lieu?
Le professeur Wesley Wark, un des principaux spécialistes canadiens du renseignement et de l’espionnage, estime en effet qu'il était dans dans l'intérêt des États-Unis de partager [ces informations] avec nous et d'autres alliés afin que nous puissions former un front commun dans ce qui devait être une pandémie mondiale
, observe le professeur Wesley Wark, un des principaux spécialistes canadiens du renseignement et de l’espionnage. Le professeur Wark, qui enseigne à l’Université d’Ottawa, croit que le COMRENSFC a dû être mis au courant de la situation, au moins partiellement.
Le rôle de l'unité de renseignement médical militaire est un facteur très important
pour déterminer ce que la communauté canadienne du renseignement au sens large pouvait savoir sur l'épidémie, a-t-il ajouté.
Des renseignements nous sont probablement parvenus de nos alliés, en particulier des États-Unis, sur ce qui se passait à Wuhan et dans la province du Hubei, mais ce que nous avons vu de sources américaines n'a pas suffi à inciter notre gouvernement à agir plus tôt et de manière plus décisive.
Le professeur Wark s’interroge. Nous avons au moins une partie de la communauté canadienne du renseignement qui faisait des rapports préliminaires. La question est de savoir où sont passés ces rapports. Dans quelle mesure ont-ils été pris au sérieux?
Il se demande si la petite unité de scientifiques de l’armée a obtenu toute l’attention que méritaient les informations présentées dans ses rapports. À quel point est-ce que ça a été pris au sérieux, tant au sein du ministère de la Défense que dans la communauté de la sécurité et du renseignement au sens large ? Les rapports de l’unité étaient-ils correctement diffusés ? Avait-elle le respect qu'elle mérite au sein de la communauté pour attirer l'attention sur les rapports?
Pas d’alerte au ministère de la Santé
La ministre de la Santé, Patty Hajdu, a commencé à être informée de la situation à Wuhan au début du mois de janvier, d’après ce qu’elle a indiqué lors d’un récent point de presse du gouvernement. Elle n’a toutefois pas spécifié si les informations qu’on lui avait fournies étaient celles de la Santé publique et de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ou celles du renseignement militaire.
Le professeur Wark indique que les documents gouvernementaux qu’il a consultés ne semblaient pas prendre en compte le travail des services de renseignement militaire, dont le mandat n’inclut pas une participation aux travaux de la Santé publique. Un porte-parole du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), John Townsend, s’est pour sa part contenté d’indiquer que son organisation avait fourni des conseils généraux
aux autorités sanitaires.
Le 10 mars, une note du ministère de la Santé soumise à la ministre Hajdu faisait état d’un risque de propagation qui reste bas au Canada
, ce qui ne concorde pas avec les informations fournies au COMRENSFC. Dans cette même note, le ministère indiquait que le système de santé canadien était bien équipé pour contenir les cas venant de l'étranger et limiter la propagation au Canada
. Cela faisait toutefois plus d’un mois que l’OMS prévenait d’un risque de transmission du virus élevé à l’échelle globale
.
D’autres documents, rendus publics mercredi, montrent qu’en janvier et en février le gouvernement se concentrait sur le rapatriement de Canadiens à l’étranger. On faisait peu état du risque de pandémie. La Santé publique mettait alors en doute la transmission du coronavirus de personne à personne. Il n'y a pas de preuve évidente que le virus se transmet facilement entre les personnes
, indiquait-on à la ministre Hajdu le 19 janvier dans une autre note.
Selon le compte rendu d’un entretien entre la ministre Hajdu et ses homologues des provinces et des territoires le 30 janvier, elle leur aurait alors indiqué qu’il était presque impossible
d’empêcher l’arrivée de la COVID-19 au Canada à cause des voyageurs. Ce qui compte vraiment, c'est de limiter son impact et de contrôler sa propagation une fois qu'il est là
.
Une réticence à adopter des mesures draconiennes
Le Canada n’avait alors pas l’intention de limiter le transit dans les aéroports. Trois jours plus tard, les États-Unis interdisaient pour leur part l’entrée au pays aux voyageurs étrangers arrivant de Chine.
Pas question, non plus, de prendre des mesures contraignantes à ce moment-là. Quelque 58 000 voyageurs sont arrivés au Canada de Chine entre le 22 janvier et le mois de février. De ce nombre, 2030 arrivaient de la province du Hubei, lieu d’origine de la pandémie. Seulement 68 de ces voyageurs ont été rencontrés par un spécialiste des mises en quarantaine. Trois ont ensuite subi des examens médicaux. Il est impossible de dire combien de ces voyageurs étaient des porteurs asymptomatiques du virus.
C’est à partir du 7 février que le gouvernement a commencé à recommander aux voyageurs arrivant de la province chinoise de s’isoler pendant 14 jours sur une base volontaire. Selon une autre note rendue publique, le Canada n’avait pas de capacité à faire respecter ou à s’assurer de la coopération
de gens placés en quarantaine obligatoire.
Trois jours plus tard, le 10 février, une énième note d’information adressée à la ministre faisait état d’une réflexion avancée et une analyse de scénario, y compris un scénario de pandémie
. Cette note prévenait Patty Hajdu que les ministres provinciaux lui demanderaient de les aider à se procurer du matériel médical et que des efforts étaient en cours pour ajouter des équipements de protection, comme des masques N95, dans les stocks fédéraux. On signalait déjà une demande croissante pour ces masques à l’échelle internationale.
Je pense que nous avons vu des pays du monde entier pris au dépourvu par la nature de cette épidémie
, répète le premier ministre Justin Trudeau depuis le début de la crise. Il se dit convaincu que son gouvernement a pris les meilleures décisions
en fonction des informations dont nous disposons
.
Cette situation constitue un échec du renseignement
canadien, selon Wesley Wark, qui déplore le manque de communication entre les services gouvernementaux. Nous n’avons pas reçu l’avertissement rapide dont nous avions besoin et nous ne disposions pas du système nécessaire pour la transmettre
.
Nous mettons toute notre confiance dans un système de déclaration ouverte par l'intermédiaire de l'OMS. Nous aurions plutôt dû appliquer un vieil adage : faire confiance, mais vérifier.