Peut-être que la menace la plus sérieuse qui pèse sur Israël est la paix, même une paix juste et durable, une paix faite de reconnaissance mutuelle entre deux Etats devant vivre côte à côte, une paix qui serait l'acceptation du réel, pas du fantasme, pas des mythes. Or le réel est complexe, il est difficilement contrôlable totalement, il refuse surtout de se plier aux désirs de domination voire d'humiliation, il est accaparé pour le moment par des fureurs impatientes, cruelles et extrêmes. C'est une réalité marquée par le tragique, par la haine, par le racisme et l'engrenage de la vengeance.
Il faut dire les choses froidement, mais telles qu'elles sont, du moins telles qu'elles sont vécues dans le monde arabe : les Israéliens dans leur majorité n'ont aucune envie de vivre à côté des Palestiniens parce que des blessures graves et des rancoeurs se sont accumulées, parce que des malentendus historiques n'ont jamais été élucidés, parce que les guerres n'ont épargné personne. Les Palestiniens, parce qu'ils ont subi une occupation féroce et des destructions brutales, n'ont aucune envie de partager le pain et de croire qu'ils vivront en paix avec un ennemi qui a érigé un mur en béton, un mur de haine, et n'a eu de cesse de les persécuter et de les empêcher d'exister dans le sens banal et vital du terme.
Exister, c'est disposer d'un Etat avec des frontières continues et sûres, c'est pouvoir aller à l'école puis à l'université, c'est faire des projets d'avenir, c'est avoir un passeport, c'est voyager, avoir une police, une armée, c'est construire des routes, des hôpitaux, des parcs, des crèches, des maisons sans penser qu'un jour elles seraient anéanties par des bulldozers s'acharnant sur leurs habitants parce que soupçonnés d'avoir parmi eux des résistants à l'occupation...
Exister, pour Israël, c'est avoir des frontières sûres et reconnues, avoir des garanties pour la sécurité de ses citoyens, c'est ne plus voir des kamikazes se faire exploser dans un restaurant ou dans un bus, tuant des innocents, c'est ne plus craindre de recevoir des roquettes tirées de l'autre côté de la frontière, c'est régler une fois pour toutes cette question de voisinage en restituant les territoires occupés en échange de la paix, en libérant les prisonniers, en faisant un grand effort pour renoncer à la légende du Grand Israël, c'est cesser de faire porter aux peuples arabes le crime contre l'humanité qu'a été l'Holocauste, perpétré au nom d'une idéologie européenne, faut-il le rappeler, c'est enfin accepter de devenir un Etat dont la normalité n'est pas une infirmité.
Ce qui se passe depuis trois semaines au Liban et aussi à Gaza n'est pas une guerre, c'est tout simplement une grave erreur politique et militaire. On ne massacre pas des innocents parce qu'on les soupçonne de protéger des éléments du Hezbollah. On ne refuse pas le cessez- le- feu et la négociation sous l'égide d'une instance neutre, les Nations unies.
Cette intransigeance fait qu'Israël tombe dans le piège du président iranien Mahmoud Ahmadinejad qui voudrait le voir disparaître. Cette folie a hélas rencontré un écho assourdissant chez des populations prêtes à en découdre avec le sionisme. Le discours de cet Iranien n'a pas l'air d'une bavure.
La politique d'occupation israélienne a fait naître et développer un antisémitisme dans une partie non négligeable des populations arabes. Il faut le dire et rappeler aux dirigeants des pays arabes que le racisme n'a jamais fait reculer l'injustice, que le problème israélo-palestinien est un problème colonial et non une question religieuse opposant juifs et musulmans. Le monde arabe devrait lutter contre tous les racismes s'il veut être crédible et être entendu. Juifs et musulmans ont vécu dans une belle symbiose sociale et culturelle, au Maroc notamment, comme l'a si bien décrit l'historien Haïm Zafrani.
Israël tombe aussi, mais consentant, dans l'engrenage de la politique désastreuse de G. W. Bush. On sait que de tout temps, l'Amérique a été le soutien indéfectible de l'Etat d'Israël, mais il faut parfois choisir ses amis. Or Bush ne peut pas faire du bien pour cette région. Il n'a, contrairement à Jimmy Carter et Bill Clinton, aucun désir de voir se concrétiser un projet de paix. Bush est hanté par la haine du monde arabo-musulman parce qu'il est incapable de le comprendre et encore moins de le respecter. Il faudra qu'un jour la justice se penche sur les crimes commis au nom de la politique de ce président ; son arrogance et son fanatisme ont fait des centaines de milliers de victimes en Irak et, aujourd'hui, par son appui systématique à la politique de Sharon et à présent de son successeur, il est aussi responsable des centaines de civils morts sous des bombes qu'il a fait acheminer vers Israël.
En ce sens, il est temps d'arrêter les massacres. Il est temps de donner congé à la mort qui cueille dans leur sommeil des familles qui n'ont rien fait ni contre les Israéliens ni contre les Palestiniens. Il est temps de sauver Israël de lui-même, de ses amis qui le poussent vers l'abîme. S'il poursuit son aventure avec la même hargne et les mêmes erreurs, une chose est sûre : jamais il ne connaîtra la paix, celle que réclament une majorité de ses citoyens, celle défendue courageusement par une minorité d'intellectuels juifs dans le monde, celle dont a besoin la Palestine pour renaître et exister.
Or, pour sauver Israël, il faut qu'il accepte de devenir un Etat comme les autres, vivant enfin dans une normalité faite de quotidienneté et même de banalité, ce qui est peut-être la base des choses essentielles, les choses de la vie. C'est cette même normalité que réclame la Palestine. L'extrémisme qui est au pouvoir aujourd'hui n'a été possible que parce que la politique israélienne a fermé les portes, toutes les portes à la coexistence.
Avec une vraie paix, cet extrémisme s'éteindra de lui-même quand il n'aura plus de raison d'être.
Tahar Ben Jelloun, écrivain franco-marocain.
Point de vue
Ces amis qui poussent Israël vers l'abîme
Par Tahar Ben Jelloun
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