Chantal vient de sortir du bureau de vote de Repentigny, à l'est de Montréal. « C'était magnifique, vive la démocratie ! », lance-t-elle, ironique, au Journal de Québec. Vendredi 9 octobre, elle a voté en avance pour les élections législatives qui auront lieu le 19 octobre. Pour déposer son bulletin dans l'urne, elle a revêtu un niqab noir, acheté en Tunisie, et des gants rouges. Son mari avait lui aussi le visage dissimulé par un foulard. Ce n'étaient pas les seuls.
- Dans le comté de Laurier-Sainte-Marie, à Montréal, un jeune électeur s'est rendu dans son bureau de vote déguisé en super-héros, le visage couvert par un masque.
- A Shawinigan, une femme portait un masque de personne âgée.
- A Val-d'Or, deux personnes se sont présentées avec des cagoules.
- Ailleurs, une électrice a voté avec un sac de pommes de terre sur la tête, d'autres étaient déguisés en clowns...
Au-delà des accessoires qui dissimulaient leurs visages, ces électeurs étaient porteurs d'un même message : dénoncer le fait que les Canadiens soient désormais autorisés à voter sans montrer leur visage, tout comme les étrangers peuvent prêter serment lors de l'obtention de la nationalité canadienne avec le visage dissimulé.
Un débat qui a pris une place centrale dans la campagne électorale, et qui pourrait aider le premier ministre conservateur sortant, Stephen Harper.
Devenir canadienne le visage couvert
A l'origine de la polémique, Zunera Ishaq. Cette professeure d'origine pakistanaise de 29 ans a mené une longue bataille judiciaire pour avoir le droit de devenir canadienne avec le visage couvert. En 2014, elle n'est pas autorisée à porter son niqab lors de sa cérémonie de naturalisation. Or, sans cérémonie, pas de papiers d'identité.
Plutôt que d'ôter son niqab, Zunera Ishaq attaque le gouvernement en justice, arguant que la directive, votée en 2011 par M. Harper, viole ses droits. En février 2015, la justice lui donne raison.
L'Etat fait appel, mais à la mi-septembre, en pleine campagne électorale, la Cour d'appel fédérale confirme l'invalidation de la directive. La demande de sursis faite par le gouvernement est également rejetée. Le 9 octobre, Zunera Ishaq a finalement prêté serment, le visage couvert d'un niqab à fleurs.
« Cet événement n'est ni en faveur, ni ne condamne aucune religion ou groupe »
L'histoire a largement dominé les dernières semaines de campagne, d'autant que le parti conservateur n'a pas hésité à s'en saisir. En mars, Stephen Harper avait jugé que le niqab était le produit d'une culture profondément « antifemme ». Depuis, il a fait de la « défense des valeurs canadiennes » un leitmotiv. Son parti a diffusé une pétition dans laquelle on peut lire :
« Je ne dirai jamais à ma fille qu'une femme doit couvrir son visage parce qu'elle est une femme. Ce n'est pas notre Canada. »
Des cérémonies de naturalisation, le débat a glissé vers les élections. Catherine Leclerc, une résidente de Longueuil, a créé sur Facebook la page « Le 19 octobre, je vote voilée », qui réclame que le vote et le serment de citoyenneté s'effectuent à visage découvert. Plus de 9 700 personnes l'ont rejointe et ont promis qu'elles iraient voter le visage couvert « d'un voile de type niqab ou burqa ». Les organisateurs expliquent que :
« L'objectif est de susciter une prise de conscience collective ainsi que de nos élus et représentants du peuple (...) Cet événement n'est ni en faveur, ni ne condamne aucune religion ou groupe. Nous sommes pour l'exercice de la démocratie dans la laïcité et dénonçons les symboles religieux (toutes religions confondues) qui représentent l'inégalité. »
Instrumentalisation et sondages
L'opposition n'hésite pas à dénoncer une instrumentalisation de cette affaire par le premier ministre. Si la question des cérémonies de citoyenneté est présentée par les conservateurs comme une lutte pour les droits des femmes, elle serait en réalité, selon leurs détracteurs, un moyen de jouer sur les peurs liées à l'immigration, en particulier musulmane.
Pour le Toronto Star, quotidien de gauche, la politique « méprisable » des conservateurs a « détourné » cette élection. Stephen Harper est accusé de jouer la carte de « l'antipathie à l'égard du monde musulman » en faisant campagne sur trois thèmes « toxiques » :
- Le voile, que le journal qualifie de « non-sujet » ;
- La citoyenneté, M. Harper proposant de déchoir de leur nationalité les Canadiens condamnés pour terrorisme ;
- Les réfugiés, le gouvernement ayant offert d'ouvrir davantage les portes du pays aux demandeurs d'asile, mais avant tout à ceux des « minorités persécutées » – c'est-à-dire notamment à des chrétiens.
Le site Vox a tenté de voir si le choix des thèmes de campagne avait des effets sur les sondages. Au début de septembre, le Parti libéral (centre) et le Nouveau Parti démocratique (gauche) devançaient les conservateurs dans les intentions de vote. Leurs leaders respectifs, Justin Trudeau et Tom Mulcair, sont opposés à une interdiction du niqab lors des cérémonies de citoyenneté. Depuis, les conservateurs ont remonté dans les sondages et sont maintenant au coude-à-coude avec le Parti libéral.
Selon un sondage publié en mars, 82 % des Canadiens étaient favorables à l'interdiction du port du niqab lors de cérémonies de naturalisation. « Il y a beaucoup de raisons qui peuvent expliquer cette évolution, mais la rhétorique de Harper sur le niqab a fonctionné », résume Vox.
« Si les gens de ce mouvement veulent avoir l’air ridicule, c’est leur droit »
Des humoristes se sont bien sûr emparés du sujet, à l'instar de Jonathan Drouin, dont le « Top 5 des choses que tu veux éviter de faire avec un sac de patates sua' tête (pour pas avoir l’air d’un sacrament d’idiot) » a connu un certain succès.
Geneviève Lepage, présidente de l'Association musulmane québécoise (AMQ), s'est elle aussi dite amusée par l'initiative, tout en en questionnant l'impact :
« Si les gens de ce mouvement veulent avoir l’air ridicule, c’est leur droit. Est-ce qu'ils pensent vraiment changer des choses ? S’ils pensent libérer des femmes, il faut s’interroger sur le bien-fondé et la finalité de tout ça. Est-ce que ça aura les conséquences souhaitées, je ne le sais pas. »
Enfin, d'autres ont tenté d'utiliser la médiatisation pour défendre leurs propres causes. C'est la cas de femmes inuites qui ont diffusé des photos d'elles-mêmes, vêtues de vêtements traditionnels et... le visage voilé.
Le but est d'attirer l'attention des autorités sur un tout autre sujet : la sécurité des Amérindiennes. Elles réclament une enquête publique sur le sort de 1 200 femmes autochtones assassinées et disparues depuis 1980. « Est-ce que je compte maintenant que je suis voilée ? » (#doitmatternow) demandent-elles, en substance, à un gouvernement qui semble beaucoup se préoccuper des accessoires qui dissimulent le visage.
Perrine Mouterde
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